Gérard PELE - La préface
Updated: May 26
Gérard PELE
Professeur émérite à l’Université PARIS I
Panthéon Sorbonne

En faisant la synthèse de ses ouvrages sur son « trialogue » avec Francis Fukuyama et Samuel Huntington, Mohamed Zinelabidine nous propose un ouvrage intitulé L’impensé au présent. Remarquons d’emblée qu’il ne prétend pas affirmer qu’il nous délivre l’impensé « du » présent comme s’il en détenait la vérité, mais qu’il se limite à nous en proposer une lecture fondée sur son expérience, depuis ses études universitaires jusqu’à ses actuelles responsabilités à L’ICESCO, en passant par l’enseignement, la direction d’établissements universitaires et ses fonctions de ministre des affaires culturelles en Tunisie. Et cette expérience est marquée un « éclat vif », passager mais constamment renouvel
é, constitué par l’incandescence de sa pensée mise au contact des cultures des différents pays avec lesquels il a entretenu de nombreuses collaborations. Ensuite, c’est bien cette fréquentation de diverses cultures qui l’a conduit à examiner les thèses de Francis Fukuyama et Samuel Huntington, dont l’apparente opposition ne doit pas leurrer sur leur accord profond en ce qui concerne une supposée perfection de la « démocratie libérale » dans sa version occidentale.
En effet, Francis Fukuyama et Samuel Huntington ont tous deux soutenu les aventures belliqueuses de leur nation et, par conséquent, envisagé, chacun à sa manière, l’utopie d’une « paix universelle » qui en serait l’issue. Bien qu’ils ne soient pas de la même génération, ils ont publié les textes qui les ont fait connaître au-delà de leur cercle intellectuel « naturel » à peu près à la même date : 1989-1992 pour La F
in de l’histoire de Francis Fukuyama ; 1993-1997 pour Le Choc des civilisations de Samuel Huntington. Ce dernier tente l’hypothèse du passage de la « guerre froide » – caractérisée par une opposition idéologique – à un ensemble de conflits à caractère civilisationnel – donc des « guerres » qui opposent des nations ou des groupes caractérisés par leur religion et leur culture. Pour Francis Fukuyama, qui s’inspire en cela de Georg Hegel – plutôt que de Fernand Braudel qui avait publié une Grammaire des civilisations qui a certainement influencé Samuel Huntington –, l’histoire s’achèvera lorsqu’un consensus universel mettra une fin aux conflits idéologiques, ce consensus étant bien sûr celui qui s’imposera avec la « démocratie libérale ».
La série des événements tragiques qui sont survenus depuis septembre 2001, sachant que cette date est certes marquante mais n’est pas une origine absolue, a conduit à plus ou moins substituer au concept de « choc des civilisations » celui de « choc des cultures ». Mais si le terme « culture » renvoie à la formation de l’esprit philosophique en général, donc ce qui est propre à tout homme sans distinction, il désigne aussi les aspects intellectuels ainsi que les pratiques esthétiques et spirituelles caractéristiques d’une civilisation. Par conséquent, cette substitution n’a fait qu’introduire un peu d’ambiguïté pour fai
re accepter une « pensée » foncièrement catégorique. Au contraire, Mohamed Zinelabidine, en avançant la notion « d’impensé », fait l’hypothèse qu’il est nécessaire de « suspendre son jugement », qu’il soit de nature déductive ou inductive, pour laisser advenir la perception de ce que toute culture a en partage, au-delà des différences « de surface ». Et cette perception « diverselle », tout irrationnelle et quasi incommunicable qu’elle puisse être, n’en est pas moins consciente, et son existence, à défaut de son contenu, peut être exposée, ce à quoi il s’est en effet appliqué.
Dans L’impensé politique, il s’agit avant tout de réaffirmer « la puissance de la culture en tant qu’émanation d’une nouvelle anthropologie », c’est-à-dire de sa capacité à refléter, dans des formes sensibles, des caractéristiques de l’espèce humaine, du point de vue biologique, anatomique, physiologique, ethnologiqu
e… Et d’offrir, précisément grâce à l’existence de ces formes sensibles, un terrain d’études pour les ethnologues ! C’est ce qu’il identifie comme un « impensable », mais qui peut être appréhendé dans une forme de raisonnement que Gilbert Simondon nommera « transductif », où la connaissance du sujet se constitue par une individuation de cette connaissance parallèle à l’individuation de son objet : pour lui, seule l’individuation de la pensée peut, en s’accomplissant, accompagner l’individuation des êtres autres que la pensée, cette saisie ayant, en marge de la connaissance elle-même, le caractère d’une analogie. On notera que la définition de la transduction par les psychologues, notamment par Jean Piaget, désigne un mode de raisonnement de l’enfant qui précède l’induction et la déduction ! Eh bien, l’examen de ce à quoi nous ont conduits les modes de raisonnement « adultes », sans mépriser pour autant ce qu’ils ont permis d’accomplir dans certains domaines, on est bien tenté de ne pas non plus mépriser la transduction enfantine.
En effet, le concept de civilisation de Fernand Braudel qui a inspiré Samuel Huntington se définit par un espace, une aire culturelle à laquelle sont rattachés des « biens » matériels et immatériels ayant une cohérence entre eux, et le tout persistant dans la durée. Dans cette aire, on trouvera sans peine de l’idéologie, en tant que bien immatériel, dans toutes les civilisations, car elle est une partie de leurs structures. Par conséquent, c’est uniquement le fantasme d’une réelle fin de la « guerre froide » qui a conduit
Samuel Huntington à ne plus prendre en compte la part d’idéologie dans les conflits qui, en effet, peuvent être perçus comme liés à des cultures ou à des religions… Comme si les cultures et les religions étaient dépourvues d’idéologie ! Et Mohamed Zinelabidine fait pertinemment remarquer que l’affirmation de « l’incompatibilité d’un monde musulman jugé immuable quant à une modernité occidentale revendicatrice, pour sa part, de liberté, d’individualisme et de rationalité » ne relèverait pas moins d’une idéologie que n’importe quelle religion. Auquel cas, si la « modernité occidentale » est une forme de religion, si elle est, somme toute, assimilable à une r
eligion, il n’y aurait plus lieu de dissocier la portée intellectuelle et spirituelle d’une civilisation ou d’une culture de sa portée politique et temporelle. Dans tous les cas, il y aurait une capacité d’action concrète sur l’humanité. Le malentendu pourrait provenir du fait que ce sont les artistes qui ont initialement illustré « l’orientalisme » et « l’exotisme », et provoqué une sorte de fascination de caractère « esthétique » qui masquait son caractère « ethnologique ». Et c’est en historien qu’il entreprend de rassembler ces dimensions en leur donnant leur juste proportion.
Il faut rappeler que, de la même manière que Samuel Huntington avec Fernand Braudel, Francis Fukuyama s’est approprié Georg Hegel en oubliant que sa réflexion sur une « fin de l’histoire » est en réalité à penser en termes de finalité, et même de « finalité sans fin » comme le postulait Emmanuel Kant, et qu’elle a été en partie inspirée par l’histoire de l’art de Georg Hegel dans laquelle, effectivement, à l’issue de la période romantique, l’homme pourrait parvenir à une perfection spirituelle qui rendrait obsolètes les formes d’art antérieures… Laissant l’histoire se poursuivre dans sa forme spirituelle ! On pourrait admettre, au moins à titre d’expérience de pensée, avec Francis Fukuyama, que la démocratie libérale telle que conçue dans le régime capitaliste parvienne à un ét
at d’équilibre acceptable par tous, mais certainement pas qu’elle serait, dans cette condition de perfection, libérée de toute idéologie car, comme civilisation, elle en aurait évidemment une… Cette idéologie étant même constitutive de la structure sans laquelle elle ne se serait pas développée. Là encore, Mohamed Zinelabidine rappelle que la généalogie des trois monothéismes ne permet en aucun cas de les interpréter comme des antagonismes irréconciliables tant ils possèdent cette même dimension « préindividuelle » qui a subsisté au cours de leurs individuations respectives. Néanmoins, il serait tout aussi imprudent de s’en tenir à une lecture strictement chronologique de ces trois monothéismes pour en déduire un « progrès dans l’ordre spirituel », qu’il était imprudent de déduire un « progrès dans l’ordre matériel » d’une lecture causale de « la fin du communisme » comme le fit Francis Fukuyama. Toutes les références données dans L’impensé politique montrent à quel point l’idée d’une antinomie entre le monde musulman et le monde occidental est une fable qui ne tient qu’à l’ignorance de ceux qui y prêtent foi, étant entendu que ceux qui la colportent savent parfaitement ce qu’il en fut, et ce qu’il en est encore de la culture arabo-musulmane.
Il y a un dernier point qui est mentionné par Mohamed Zinelabidine et qui est, en quelque sorte, inextricablement impliqué dans l’
histoire de nos civilisations qui ont toujours connu des conflits, des guerres, y compris « civiles » comme si on pouvait qualifier ainsi les massacres qui en ont résulté. L’occident « bien pensant » a condamné Karlheinz Stockhausen, a même tenté de le faire passer pour fou lorsque, le 16 septembre 2001, au cours d’une conférence de presse, il a qualifié « ce qu’il est arrivé » comme « la plus grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée ». Au journaliste qui lui demandait s’il ne faisait aucune différence entre une œuvre d’art et un crime, il avait répondu : « Bien sûr ! Un crime, c’en est un, vous le savez, parce que les êtres humains n’étaient pas d’accord. Ils ne s’étaient pas rendus au concert. […] Mais ce qu’il s’est passé de spirituel, ce saut hors de toute certitude, par-delà l’entendement, au-delà de la vie, cela se produit parfois également poco a poco dans l’art. Ou bien l’art
n’est rien. » Ce dont il est question ici, c’est de la sidération que produit quelque chose de sublime, une catégorie qu’Emmanuel Kant avait cantonnée aux phénomènes naturels, sans tenir compte du fait que ces phénomènes, ces cataclysmes parfois, étaient souvent réputés être « de nature divine ». Et il faut également se rappeler que ce que Jean-Louis Chrétien a nommé « L’Effroi du beau » sans son ouvrage au titre éponyme, concernerait en premier lieu l’œuvre divine, non seulement capable de susciter l’effroi, mais potentiellement destructrice. De nombreuses
traditions et de nombreux mythes en témoignent, et cela a notamment engendré les iconoclasmes. En fin de compte, s’il faut accepter « l’idiotie du réel », ainsi que la nomme Clément Rosset, il faut en accepter la conséquence : il existe des « circonstances » qui nous dépassent, et même nos propres idées et leur mise en œuvre peuvent nous dépasser.
Et ce ne sont pas les lois, comme le pensait Montesquieu, qui expriment « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » comme cela est postulé dans L’impensé sociologique. Ou alors, il faudrait admettre qu’il y ait des lois iniques, et que la « nature des choses » est simplement celle de l’homme qui s’est déchargé de ses passions mauvaises en les « naturalisant ». Pourquoi pas ? Après tout, il suffit de constater « l’état des choses » et le fait que nombre d’aventures belliqueuses ont été décidées dans un cadre légal et largement reconnu internationalement. Alors se rejouerait simplement la dialectique entre la thèse de Thomas Hobbes conceptualisant « l’état de nature » et « le contrat social » qui débouchera sur la pensée économique libérale, et celle de Jean-Jacques Rousseau pour qui « l’état de nature » est un pur concept – étant un état d’abolition du désir, donc de la vitalité et, pour finir, de la vie même – mais peut être un « humanisme » en acte, à même de réduire les inégalités et les égoïsmes qu’il observe dans ce qu’il est le premier à nommer « la société bourgeoise ». Pour Claude Lévi-Strauss, Jean-Jacques Rousseau aurait été un précurseur de l’anthropologie en décrivant le passage de la nature à la culture.
L’impensé sociologique est construit sur la thématique de l’émancipation de la femme. Et les entraves à cette émancipation, dans le monde arabo-musulman, seraient d’ordre coutumier, cultuel, culturel, avant que « l’esprit des lois » ne vienne en corriger les excès et le caractère profondément inégalitaire. Ainsi, ce serait l’activité législative qui permettrait de corriger peu à peu ces inégalités en produisant des textes
qui reconnaîtraient aux femmes des droits dans un domaine, par exemple celui de participation à un scrutin, puis dans un autre, par exemple le droit d’occuper un emploi, etc. Et au bout du compte, après d’âpres luttes, des négociations interminables, et le risque, toujours possible, d’un « retour en arrière », l’égalité entre les femmes et les hommes apparaîtrait comme une cure lacanienne : une cure « sans fin ». Ce serait une promesse, et le resterait, alors qu’il suffirait, une bonne fois pour toutes, d’abolir toute distinction basée sur la différence sexuelle, et de le faire d’autant plus radicalement que ces distinctions sont de plus en plus brouillées par les différences « genrées » qui la débordent de toutes parts… Non pas des lois, par conséquent, pour rétablir autant de droits que les hommes se sont réservés comme un privilège « naturel », mais une seule loi d’abolition, comme on le fit pour l’esclavage. Mais cela même qui parait si évident ne serait-il pas immédiatement transgressé comme le montre à l’envie l’esclavage moderne ? Il ne faut guère en douter, et c’est c
ela qui risque de rendre les lois suspectes.
Comme l’expose Mohamed Zinelabidine, ce qui est véritablement en cause, c’est une domination masculine, et il faut ajouter qu’elle fut probablement établie dès les périodes préhistoriques pour permettre aux hommes d’avoir le contrôle de la reproduction de l’espèce, donc une maîtrise et une possession du corps des femmes puisqu’elles en étaient incontestablement les vecteurs. Autant dire que cette domination existe, au moins tendanciellement, depuis la nuit des temps, et qu’elle ne se limite pas aux sociétés qui ont adopté la religion musulmane, quelle qu’en soit la branche. S’il en fallait un seul exemple, il faudrait évoquer Pierre-Joseph Proudhon, qui fut pourtant un anarchiste militant, exprimant une critique des femmes libres, de George Sand par exemple, dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église, où il se montrait particulièrement conservateur, estimant que la vraie place de la femme n’était pas à l’usine mais au foyer, tout comme les révolutionnaires de 1789 d’après Geneviève Fraisse qui l’expose dans son ouvrage intitulé Les Deux gouvernements : la famille et la Cité. Pierre-J
oseph Proudhon envisageait ce qu’il appelait « la pornocratie » en ces termes : « L’égalité politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non point seulement la logique mais encore la conscience humaine et la nature des choses […] Le ménage et la famille, voilà le sanctuaire de la femme. » Mais si cette question avait été résolue par l’occident qui se complaît à faire la leçon à un orient « arriéré », aurait-on créé en 2017 un ministère « de l’égalité entre les femmes et les hommes » en France ? Et la « libération de la parole » à l’initiative de femmes aurait-elle révélé l’ampleur des violences dont elles sont victimes, de même que d’autres individus qui n’entrent pas dans la « norme » ?
La colonisation, loin d’apporter la « civilisation », n’aura fait que profiter des mœurs coutumières des peuples autochtones pour l’avantage matériel et la jouissance de ses acteurs sur le terrain. Mohamed Zinelabidine a bien repéré l’antériorité des inégalités dans la période préislamique, et l’émergence d’un « droit » attaché aux femmes qui réduisait leur dépendance. Il décrit de manière détaillée, la série de lois q
ui en ont amélioré le sort et ont contribué à leur émancipation de la tutelle masculine. Mais, est-ce un lapsus, il évoque les réformes juridiques et les textes de loi touchant les conditions sociales et familiales des Tunisiennes « afin d’anéantir toutes sortes de discrimination raciale entre les deux sexes… » Il faut vraiment que l’idée d’une nature fondamentalement et inéluctablement séparée entre les femmes et les hommes soit ancrée dans nos esprits comme le résultat d’une éducation patriarcale pour que nous attachions le mot « race » à la notion de différence sexuelle. Et cela est d’autant plus remarquable que cette notion est elle-même remise en cause dans les discussions des scientifiques sur la « nature » de notre espèce et, par conséquent, sur la pertinence de l’emploi de la notion de « race ». Or il semble bien que cette différentiation persiste et résiste contre toute rationalité puisque, entre autres exemples, il cite le Code du Statut Personnel qui a aboli la polygamie, interdit le mariage forcé, mais « fixé l’âge minimum légal pour le mariage à 17 ans pour les filles et à 20 ans pour les garçons… » On reste confondu devant la preuve de ce traitement inégalitaire, mais il ne faudrait pas pour autant considérer qu’il en va au
trement en « occident ». Et tout cela est dans « la loi ».
S’il rappelle qu’une certaine lecture de la religion islamique affirme « la suprématie de l’homme et à la dignité de la femme comme épouse fidèle, procréatrice et mère au service des siens », ce qui rappelle fâcheusement le machisme des révolutionnaires de 1989 comme mentionné supra, il note pourtant que la Tunisie s’est montrée à l’avant-garde d’une volonté d’émancipation des femmes par la création d’un statut qui inscrivait leurs droits dans la loi avec la « double exigence de respect d’une identité spécifiquement arabo-musulmane et d’une volonté favorable à l’ouverture et à la modernité, la culture humaniste et l’échange ». Force est de constater que ce projet d’un état « conforme aux canons de la modernité occidentale » par « l’appropriation des instruments du savoir et de la connaissance occidentaux » ne peut s’inscrire dans une société traditionnelle que très lentement, car seul le temps permet
d’éviter la dialectique de la thèse et de l’antithèse, de la tradition et de la modernité, sans en faire une synthèse qui ne serait que le plus petit commun dénominateur des deux, les amputant dans le même mouvement de ce qu’ils ont de plus remarquable, et potentiellement de plus fécond. E effet, comme il le dit, « le problème de la femme n’est pas à proprement parler un fait typiquement musulman », mais cela arrange bien du monde en occident de laisser croire qu’il en est ainsi, tout en maintenant leur propre domination sur les leurs. Du coup, ce ne serait pas à l’islam de se réformer pour ressembler à la culture occidentale, mais aux opprimés de toutes les cultures de secouer leur joug.
Dans L’imbroglio des cultures, il s’agit d’abord de rétablir une vérité parfois occultée sur le legs gréco-arabe qui a, pour une part, alimenté la culture occidentale. S’il est admis que le monde grec est une référence pour cette dernière, on admet moins aisément que sa culture a été transmise pendant tout le Moyen-Âge par le biais de traductions en arabe complétées par une philosophie spécifiquement arabo-musulmane, ce qui revient à envisager les civilisations ou leurs idéologies comme des objets et, par conséquent comme des entités qui ont une existence matérielle et temporelle bien délimitée. C’est d’ailleurs cette erreur méthodologique qui a permis à Francis Fukuyama et Samuel Huntingt
on de simplifier leur propos en supposant que des civilisations peuvent disparaître avec celle des hommes qui l’ont édifiée et incarnée, de même qu’ils ont laissé entendre que rien ne survivrait dans nos civilisations de celles qui ont marqué l’histoire, ou que nos civilisations actuelles sont absolument closes sur elles-mêmes et ne connaissent aucune influence des autres qu’elles côtoient et avec lesquelles elles ont des échanges, même simplement commerciaux, même conflictuels. On perçoit immédiatement ce qu’il y a d’artificiel et de réducteur dans l’approche « réifiante » de ces deux auteurs qui n’ont, visiblement, tenu aucun compte des travaux des anthropologues et des ethnologues.
Déjà, il convient d’admet
tre qu’il y a eu ce que certains qualifient comme un « âge d’or » de la civilisation arabe dans la période médiévale en occident, et que l’intensité et la fréquence des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, échanges le plus souvent commerciaux mais n’excluant pas des affrontements, n’ont pu manquer de faciliter les rencontres, réelles et épistolaires, entre savants et penseurs de ces cultures. Mohamed Zinelabidine estime ainsi que Platon, Aristote et les péripatéticiens ont été l’objet de nombreux débats facilités par les traductions faites, par exemple à Bagdad entre le VIIIe et le Xe siècle, avant leurs versions latines entre le XIIe et le XIVe siècle. Mais il y aurait peut-être un point à éclaircir car, si l’occident revendique une origine culturelle grecque, il semble que la culture arabo-musulmane soit moins encline à faire cette référence en dehors des travaux érudits et de la volonté d’une élite intellectuelle de maintenir vivace cette part de sa propre culture qui, comme toute culture, est un composé de multiples influences. En tout cas, il le déplore et propose de réactiver les débats qui avaient marqué le développement des savoirs et la
recherche de « la vérité » dans le contexte élargi à l’occident et sachant que, comme il le rappelle aussi, les Latins avaient déployé beaucoup d’efforts à cette époque pour traduire de la philosophie arabe en négligeant la théologie grecque. En faisant cette remarque, il justifierait peut-être le peu d’enthousiasme de la culture arabo-musulmane à l’égard de cette théologie, bien qu’elle reste marquée, notamment, par un platonisme qu’il conviendrait peut-être de mieux nommer « néoplatonisme ». Ce qu’il suggère à partir de considérations historiques, par exemple « la reconquête de l’Espagne musulmane » au cours de laquelle les Occidentaux découvrent des manuscrits arabes qu’ils traduisent en latin, c’est que ces derniers auraient donné leur préférence à Aristote, et en particulier à sa Physique, plutôt qu’à Platon dont le Timée posait déjà des difficultés aux Pères de l’Église chrétienne, et encore plus le Banquet avec sa théorie du « chemin de l’amour ».
Il conclut cet ouvrage en citant Philippe Vallat et son idée que, si d’après Max Weber, ce serait le contexte libéral qui aurait permis une « neutralité axiologique » associée à la recherche scientifique dans l’Europe moderne, il serait risqué le faire le même postulat pour la période médiévale. S’il ne développe pas ce thème, et se borne à poser la question de savoir si « cette neutralité axiologique weberienne » est prouvée, confirmée ou réfutée dans l’époque où il rédige son ouvrage, on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’il a quelques doutes à ce sujet. Il ne faut en effet pas beaucoup d’effort pour c
onstater que la recherche dite « fondamentale », supposément désintéressée au sens kantien de ce terme, est devenue tout à fait marginale et que c’est la recherche « appliquée », « finalisée » qui est la plus subventionnée, que ce soit par le privé et le public. Est-il besoin d’ajouter que la recherche « militaire » en est l’une des principales bénéficiaires ? Dans ces conditions, il n’y a pas plus de raison de penser que la philosophie médiévale, que ce soit en occident ou en orient, était moins « axiologiquement neutre » que la philosophie moderne. Simplement, ses « valeurs » étaient différentes.
L’impensé poïétique pose la question de la création et de la possibilité pour un « créateur » d’aborder de multiples domaines : transdisciplinaire aurait-on dit dans le vocabulaire de l’époque où cet ouvrage a été écrit par Mohamed Zinelabidine. À l’époque des avant-gardes on aurait parlé de « décloisonnement des arts », ou bien on aurait mentionné le « touche-à-tout » de Jean Cocteau. Didier Nordon évoquait ainsi dans un article paru en 2000 l’insolence de ceux qui sont doués, en tout cas qui paraissent l’être parce qu’ils réussissent tout ce qu’ils entreprennent, qui sont en accord avec le monde, ceux qu’il opposait à d’autres qui ont, certes, un talent dans un domaine précis mais se trouvent qua
siment contraints à développer cet unique talent en travaillant avec obstination « comme des bœufs au