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Gérard PELE - La préface

Gérard PELE

Professeur émérite à l’Université PARIS I

Panthéon Sorbonne



En faisant la synthèse de ses ouvrages sur son « trialogue » avec Francis Fukuyama et Samuel Huntington, Mohamed Zinelabidine nous propose un ouvrage intitulé L’impensé au présent. Remarquons d’emblée qu’il ne prétend pas affirmer qu’il nous délivre l’impensé « du » présent comme s’il en détenait la vérité, mais qu’il se limite à nous en proposer une lecture fondée sur son expérience, depuis ses études universitaires jusqu’à ses actuelles responsabilités à L’ICESCO, en passant par l’enseignement, la direction d’établissements universitaires et ses fonctions de ministre des affaires culturelles en Tunisie. Et cette expérience est marquée un « éclat vif », passager mais constamment renouvel


é, constitué par l’incandescence de sa pensée mise au contact des cultures des différents pays avec lesquels il a entretenu de nombreuses collaborations. Ensuite, c’est bien cette fréquentation de diverses cultures qui l’a conduit à examiner les thèses de Francis Fukuyama et Samuel Huntington, dont l’apparente opposition ne doit pas leurrer sur leur accord profond en ce qui concerne une supposée perfection de la « démocratie libérale » dans sa version occidentale.

En effet, Francis Fukuyama et Samuel Huntington ont tous deux soutenu les aventures belliqueuses de leur nation et, par conséquent, envisagé, chacun à sa manière, l’utopie d’une « paix universelle » qui en serait l’issue. Bien qu’ils ne soient pas de la même génération, ils ont publié les textes qui les ont fait connaître au-delà de leur cercle intellectuel « naturel » à peu près à la même date : 1989-1992 pour La F


in de l’histoire de Francis Fukuyama ; 1993-1997 pour Le Choc des civilisations de Samuel Huntington. Ce dernier tente l’hypothèse du passage de la « guerre froide » – caractérisée par une opposition idéologique – à un ensemble de conflits à caractère civilisationnel – donc des « guerres » qui opposent des nations ou des groupes caractérisés par leur religion et leur culture. Pour Francis Fukuyama, qui s’inspire en cela de Georg Hegel – plutôt que de Fernand Braudel qui avait publié une Grammaire des civilisations qui a certainement influencé Samuel Huntington –, l’histoire s’achèvera lorsqu’un consensus universel mettra une fin aux conflits idéologiques, ce consensus étant bien sûr celui qui s’imposera avec la « démocratie libérale ».

La série des événements tragiques qui sont survenus depuis septembre 2001, sachant que cette date est certes marquante mais n’est pas une origine absolue, a conduit à plus ou moins substituer au concept de « choc des civilisations » celui de « choc des cultures ». Mais si le terme « culture » renvoie à la formation de l’esprit philosophique en général, donc ce qui est propre à tout homme sans distinction, il désigne aussi les aspects intellectuels ainsi que les pratiques esthétiques et spirituelles caractéristiques d’une civilisation. Par conséquent, cette substitution n’a fait qu’introduire un peu d’ambiguïté pour fai


re accepter une « pensée » foncièrement catégorique. Au contraire, Mohamed Zinelabidine, en avançant la notion « d’impensé », fait l’hypothèse qu’il est nécessaire de « suspendre son jugement », qu’il soit de nature déductive ou inductive, pour laisser advenir la perception de ce que toute culture a en partage, au-delà des différences « de surface ». Et cette perception « diverselle », tout irrationnelle et quasi incommunicable qu’elle puisse être, n’en est pas moins consciente, et son existence, à défaut de son contenu, peut être exposée, ce à quoi il s’est en effet appliqué.

Dans L’impensé politique, il s’agit avant tout de réaffirmer « la puissance de la culture en tant qu’émanation d’une nouvelle anthropologie », c’est-à-dire de sa capacité à refléter, dans des formes sensibles, des caractéristiques de l’espèce humaine, du point de vue biologique, anatomique, physiologique, ethnologiqu


e… Et d’offrir, précisément grâce à l’existence de ces formes sensibles, un terrain d’études pour les ethnologues ! C’est ce qu’il identifie comme un « impensable », mais qui peut être appréhendé dans une forme de raisonnement que Gilbert Simondon nommera « transductif », où la connaissance du sujet se constitue par une individuation de cette connaissance parallèle à l’individuation de son objet : pour lui, seule l’individuation de la pensée peut, en s’accomplissant, accompagner l’individuation des êtres autres que la pensée, cette saisie ayant, en marge de la connaissance elle-même, le caractère d’une analogie. On notera que la définition de la transduction par les psychologues, notamment par Jean Piaget, désigne un mode de raisonnement de l’enfant qui précède l’induction et la déduction ! Eh bien, l’examen de ce à quoi nous ont conduits les modes de raisonnement « adultes », sans mépriser pour autant ce qu’ils ont permis d’accomplir dans certains domaines, on est bien tenté de ne pas non plus mépriser la transduction enfantine.

En effet, le concept de civilisation de Fernand Braudel qui a inspiré Samuel Huntington se définit par un espace, une aire culturelle à laquelle sont rattachés des « biens » matériels et immatériels ayant une cohérence entre eux, et le tout persistant dans la durée. Dans cette aire, on trouvera sans peine de l’idéologie, en tant que bien immatériel, dans toutes les civilisations, car elle est une partie de leurs structures. Par conséquent, c’est uniquement le fantasme d’une réelle fin de la « guerre froide » qui a conduit


Samuel Huntington à ne plus prendre en compte la part d’idéologie dans les conflits qui, en effet, peuvent être perçus comme liés à des cultures ou à des religions… Comme si les cultures et les religions étaient dépourvues d’idéologie ! Et Mohamed Zinelabidine fait pertinemment remarquer que l’affirmation de « l’incompatibilité d’un monde musulman jugé immuable quant à une modernité occidentale revendicatrice, pour sa part, de liberté, d’individualisme et de rationalité » ne relèverait pas moins d’une idéologie que n’importe quelle religion. Auquel cas, si la « modernité occidentale » est une forme de religion, si elle est, somme toute, assimilable à une r


eligion, il n’y aurait plus lieu de dissocier la portée intellectuelle et spirituelle d’une civilisation ou d’une culture de sa portée politique et temporelle. Dans tous les cas, il y aurait une capacité d’action concrète sur l’humanité. Le malentendu pourrait provenir du fait que ce sont les artistes qui ont initialement illustré « l’orientalisme » et « l’exotisme », et provoqué une sorte de fascination de caractère « esthétique » qui masquait son caractère « ethnologique ». Et c’est en historien qu’il entreprend de rassembler ces dimensions en leur donnant leur juste proportion.

Il faut rappeler que, de la même manière que Samuel Huntington avec Fernand Braudel, Francis Fukuyama s’est approprié Georg Hegel en oubliant que sa réflexion sur une « fin de l’histoire » est en réalité à penser en termes de finalité, et même de « finalité sans fin » comme le postulait Emmanuel Kant, et qu’elle a été en partie inspirée par l’histoire de l’art de Georg Hegel dans laquelle, effectivement, à l’issue de la période romantique, l’homme pourrait parvenir à une perfection spirituelle qui rendrait obsolètes les formes d’art antérieures… Laissant l’histoire se poursuivre dans sa forme spirituelle ! On pourrait admettre, au moins à titre d’expérience de pensée, avec Francis Fukuyama, que la démocratie libérale telle que conçue dans le régime capitaliste parvienne à un ét


at d’équilibre acceptable par tous, mais certainement pas qu’elle serait, dans cette condition de perfection, libérée de toute idéologie car, comme civilisation, elle en aurait évidemment une… Cette idéologie étant même constitutive de la structure sans laquelle elle ne se serait pas développée. Là encore, Mohamed Zinelabidine rappelle que la généalogie des trois monothéismes ne permet en aucun cas de les interpréter comme des antagonismes irréconciliables tant ils possèdent cette même dimension « préindividuelle » qui a subsisté au cours de leurs individuations respectives. Néanmoins, il serait tout aussi imprudent de s’en tenir à une lecture strictement chronologique de ces trois monothéismes pour en déduire un « progrès dans l’ordre spirituel », qu’il était imprudent de déduire un « progrès dans l’ordre matériel » d’une lecture causale de « la fin du communisme » comme le fit Francis Fukuyama. Toutes les références données dans L’impensé politique montrent à quel point l’idée d’une antinomie entre le monde musulman et le monde occidental est une fable qui ne tient qu’à l’ignorance de ceux qui y prêtent foi, étant entendu que ceux qui la colportent savent parfaitement ce qu’il en fut, et ce qu’il en est encore de la culture arabo-musulmane.

Il y a un dernier point qui est mentionné par Mohamed Zinelabidine et qui est, en quelque sorte, inextricablement impliqué dans l’


histoire de nos civilisations qui ont toujours connu des conflits, des guerres, y compris « civiles » comme si on pouvait qualifier ainsi les massacres qui en ont résulté. L’occident « bien pensant » a condamné Karlheinz Stockhausen, a même tenté de le faire passer pour fou lorsque, le 16 septembre 2001, au cours d’une conférence de presse, il a qualifié « ce qu’il est arrivé » comme « la plus grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée ». Au journaliste qui lui demandait s’il ne faisait aucune différence entre une œuvre d’art et un crime, il avait répondu : « Bien sûr ! Un crime, c’en est un, vous le savez, parce que les êtres humains n’étaient pas d’accord. Ils ne s’étaient pas rendus au concert. […] Mais ce qu’il s’est passé de spirituel, ce saut hors de toute certitude, par-delà l’entendement, au-delà de la vie, cela se produit parfois également poco a poco dans l’art. Ou bien l’art


n’est rien. » Ce dont il est question ici, c’est de la sidération que produit quelque chose de sublime, une catégorie qu’Emmanuel Kant avait cantonnée aux phénomènes naturels, sans tenir compte du fait que ces phénomènes, ces cataclysmes parfois, étaient souvent réputés être « de nature divine ». Et il faut également se rappeler que ce que Jean-Louis Chrétien a nommé « L’Effroi du beau » sans son ouvrage au titre éponyme, concernerait en premier lieu l’œuvre divine, non seulement capable de susciter l’effroi, mais potentiellement destructrice. De nombreuses


traditions et de nombreux mythes en témoignent, et cela a notamment engendré les iconoclasmes. En fin de compte, s’il faut accepter « l’idiotie du réel », ainsi que la nomme Clément Rosset, il faut en accepter la conséquence : il existe des « circonstances » qui nous dépassent, et même nos propres idées et leur mise en œuvre peuvent nous dépasser.

Et ce ne sont pas les lois, comme le pensait Montesquieu, qui expriment « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » comme cela est postulé dans L’impensé sociologique. Ou alors, il faudrait admettre qu’il y ait des lois iniques, et que la « nature des choses » est simplement celle de l’homme qui s’est déchargé de ses passions mauvaises en les « naturalisant ». Pourquoi pas ? Après tout, il suffit de constater « l’état des choses » et le fait que nombre d’aventures belliqueuses ont été décidées dans un cadre légal et largement reconnu internationalement. Alors se rejouerait simplement la dialectique entre la thèse de Thomas Hobbes conceptualisant « l’état de nature » et « le contrat social » qui débouchera sur la pensée économique libérale, et celle de Jean-Jacques Rousseau pour qui « l’état de nature » est un pur concept – étant un état d’abolition du désir, donc de la vitalité et, pour finir, de la vie même – mais peut être un « humanisme » en acte, à même de réduire les inégalités et les égoïsmes qu’il observe dans ce qu’il est le premier à nommer « la société bourgeoise ». Pour Claude Lévi-Strauss, Jean-Jacques Rousseau aurait été un précurseur de l’anthropologie en décrivant le passage de la nature à la culture.

L’impensé sociologique est construit sur la thématique de l’émancipation de la femme. Et les entraves à cette émancipation, dans le monde arabo-musulman, seraient d’ordre coutumier, cultuel, culturel, avant que « l’esprit des lois » ne vienne en corriger les excès et le caractère profondément inégalitaire. Ainsi, ce serait l’activité législative qui permettrait de corriger peu à peu ces inégalités en produisant des textes


qui reconnaîtraient aux femmes des droits dans un domaine, par exemple celui de participation à un scrutin, puis dans un autre, par exemple le droit d’occuper un emploi, etc. Et au bout du compte, après d’âpres luttes, des négociations interminables, et le risque, toujours possible, d’un « retour en arrière », l’égalité entre les femmes et les hommes apparaîtrait comme une cure lacanienne : une cure « sans fin ». Ce serait une promesse, et le resterait, alors qu’il suffirait, une bonne fois pour toutes, d’abolir toute distinction basée sur la différence sexuelle, et de le faire d’autant plus radicalement que ces distinctions sont de plus en plus brouillées par les différences « genrées » qui la débordent de toutes parts… Non pas des lois, par conséquent, pour rétablir autant de droits que les hommes se sont réservés comme un privilège « naturel », mais une seule loi d’abolition, comme on le fit pour l’esclavage. Mais cela même qui parait si évident ne serait-il pas immédiatement transgressé comme le montre à l’envie l’esclavage moderne ? Il ne faut guère en douter, et c’est c


ela qui risque de rendre les lois suspectes.

Comme l’expose Mohamed Zinelabidine, ce qui est véritablement en cause, c’est une domination masculine, et il faut ajouter qu’elle fut probablement établie dès les périodes préhistoriques pour permettre aux hommes d’avoir le contrôle de la reproduction de l’espèce, donc une maîtrise et une possession du corps des femmes puisqu’elles en étaient incontestablement les vecteurs. Autant dire que cette domination existe, au moins tendanciellement, depuis la nuit des temps, et qu’elle ne se limite pas aux sociétés qui ont adopté la religion musulmane, quelle qu’en soit la branche. S’il en fallait un seul exemple, il faudrait évoquer Pierre-Joseph Proudhon, qui fut pourtant un anarchiste militant, exprimant une critique des femmes libres, de George Sand par exemple, dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église, où il se montrait particulièrement conservateur, estimant que la vraie place de la femme n’était pas à l’usine mais au foyer, tout comme les révolutionnaires de 1789 d’après Geneviève Fraisse qui l’expose dans son ouvrage intitulé Les Deux gouvernements : la famille et la Cité. Pierre-J


oseph Proudhon envisageait ce qu’il appelait « la pornocratie » en ces termes : « L’égalité politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non point seulement la logique mais encore la conscience humaine et la nature des choses […] Le ménage et la famille, voilà le sanctuaire de la femme. » Mais si cette question avait été résolue par l’occident qui se complaît à faire la leçon à un orient « arriéré », aurait-on créé en 2017 un ministère « de l’égalité entre les femmes et les hommes » en France ? Et la « libération de la parole » à l’initiative de femmes aurait-elle révélé l’ampleur des violences dont elles sont victimes, de même que d’autres individus qui n’entrent pas dans la « norme » ?

La colonisation, loin d’apporter la « civilisation », n’aura fait que profiter des mœurs coutumières des peuples autochtones pour l’avantage matériel et la jouissance de ses acteurs sur le terrain. Mohamed Zinelabidine a bien repéré l’antériorité des inégalités dans la période préislamique, et l’émergence d’un « droit » attaché aux femmes qui réduisait leur dépendance. Il décrit de manière détaillée, la série de lois q


ui en ont amélioré le sort et ont contribué à leur émancipation de la tutelle masculine. Mais, est-ce un lapsus, il évoque les réformes juridiques et les textes de loi touchant les conditions sociales et familiales des Tunisiennes « afin d’anéantir toutes sortes de discrimination raciale entre les deux sexes… » Il faut vraiment que l’idée d’une nature fondamentalement et inéluctablement séparée entre les femmes et les hommes soit ancrée dans nos esprits comme le résultat d’une éducation patriarcale pour que nous attachions le mot « race » à la notion de différence sexuelle. Et cela est d’autant plus remarquable que cette notion est elle-même remise en cause dans les discussions des scientifiques sur la « nature » de notre espèce et, par conséquent, sur la pertinence de l’emploi de la notion de « race ». Or il semble bien que cette différentiation persiste et résiste contre toute rationalité puisque, entre autres exemples, il cite le Code du Statut Personnel qui a aboli la polygamie, interdit le mariage forcé, mais « fixé l’âge minimum légal pour le mariage à 17 ans pour les filles et à 20 ans pour les garçons… » On reste confondu devant la preuve de ce traitement inégalitaire, mais il ne faudrait pas pour autant considérer qu’il en va au


trement en « occident ». Et tout cela est dans « la loi ».

S’il rappelle qu’une certaine lecture de la religion islamique affirme « la suprématie de l’homme et à la dignité de la femme comme épouse fidèle, procréatrice et mère au service des siens », ce qui rappelle fâcheusement le machisme des révolutionnaires de 1989 comme mentionné supra, il note pourtant que la Tunisie s’est montrée à l’avant-garde d’une volonté d’émancipation des femmes par la création d’un statut qui inscrivait leurs droits dans la loi avec la « double exigence de respect d’une identité spécifiquement arabo-musulmane et d’une volonté favorable à l’ouverture et à la modernité, la culture humaniste et l’échange ». Force est de constater que ce projet d’un état « conforme aux canons de la modernité occidentale » par « l’appropriation des instruments du savoir et de la connaissance occidentaux » ne peut s’inscrire dans une société traditionnelle que très lentement, car seul le temps permet


d’éviter la dialectique de la thèse et de l’antithèse, de la tradition et de la modernité, sans en faire une synthèse qui ne serait que le plus petit commun dénominateur des deux, les amputant dans le même mouvement de ce qu’ils ont de plus remarquable, et potentiellement de plus fécond. E effet, comme il le dit, « le problème de la femme n’est pas à proprement parler un fait typiquement musulman », mais cela arrange bien du monde en occident de laisser croire qu’il en est ainsi, tout en maintenant leur propre domination sur les leurs. Du coup, ce ne serait pas à l’islam de se réformer pour ressembler à la culture occidentale, mais aux opprimés de toutes les cultures de secouer leur joug.

Dans L’imbroglio des cultures, il s’agit d’abord de rétablir une vérité parfois occultée sur le legs gréco-arabe qui a, pour une part, alimenté la culture occidentale. S’il est admis que le monde grec est une référence pour cette dernière, on admet moins aisément que sa culture a été transmise pendant tout le Moyen-Âge par le biais de traductions en arabe complétées par une philosophie spécifiquement arabo-musulmane, ce qui revient à envisager les civilisations ou leurs idéologies comme des objets et, par conséquent comme des entités qui ont une existence matérielle et temporelle bien délimitée. C’est d’ailleurs cette erreur méthodologique qui a permis à Francis Fukuyama et Samuel Huntingt


on de simplifier leur propos en supposant que des civilisations peuvent disparaître avec celle des hommes qui l’ont édifiée et incarnée, de même qu’ils ont laissé entendre que rien ne survivrait dans nos civilisations de celles qui ont marqué l’histoire, ou que nos civilisations actuelles sont absolument closes sur elles-mêmes et ne connaissent aucune influence des autres qu’elles côtoient et avec lesquelles elles ont des échanges, même simplement commerciaux, même conflictuels. On perçoit immédiatement ce qu’il y a d’artificiel et de réducteur dans l’approche « réifiante » de ces deux auteurs qui n’ont, visiblement, tenu aucun compte des travaux des anthropologues et des ethnologues.

Déjà, il convient d’admet


tre qu’il y a eu ce que certains qualifient comme un « âge d’or » de la civilisation arabe dans la période médiévale en occident, et que l’intensité et la fréquence des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, échanges le plus souvent commerciaux mais n’excluant pas des affrontements, n’ont pu manquer de faciliter les rencontres, réelles et épistolaires, entre savants et penseurs de ces cultures. Mohamed Zinelabidine estime ainsi que Platon, Aristote et les péripatéticiens ont été l’objet de nombreux débats facilités par les traductions faites, par exemple à Bagdad entre le VIIIe et le Xe siècle, avant leurs versions latines entre le XIIe et le XIVe siècle. Mais il y aurait peut-être un point à éclaircir car, si l’occident revendique une origine culturelle grecque, il semble que la culture arabo-musulmane soit moins encline à faire cette référence en dehors des travaux érudits et de la volonté d’une élite intellectuelle de maintenir vivace cette part de sa propre culture qui, comme toute culture, est un composé de multiples influences. En tout cas, il le déplore et propose de réactiver les débats qui avaient marqué le développement des savoirs et la


recherche de « la vérité » dans le contexte élargi à l’occident et sachant que, comme il le rappelle aussi, les Latins avaient déployé beaucoup d’efforts à cette époque pour traduire de la philosophie arabe en négligeant la théologie grecque. En faisant cette remarque, il justifierait peut-être le peu d’enthousiasme de la culture arabo-musulmane à l’égard de cette théologie, bien qu’elle reste marquée, notamment, par un platonisme qu’il conviendrait peut-être de mieux nommer « néoplatonisme ». Ce qu’il suggère à partir de considérations historiques, par exemple « la reconquête de l’Espagne musulmane » au cours de laquelle les Occidentaux découvrent des manuscrits arabes qu’ils traduisent en latin, c’est que ces derniers auraient donné leur préférence à Aristote, et en particulier à sa Physique, plutôt qu’à Platon dont le Timée posait déjà des difficultés aux Pères de l’Église chrétienne, et encore plus le Banquet avec sa théorie du « chemin de l’amour ».

Il conclut cet ouvrage en citant Philippe Vallat et son idée que, si d’après Max Weber, ce serait le contexte libéral qui aurait permis une « neutralité axiologique » associée à la recherche scientifique dans l’Europe moderne, il serait risqué le faire le même postulat pour la période médiévale. S’il ne développe pas ce thème, et se borne à poser la question de savoir si « cette neutralité axiologique weberienne » est prouvée, confirmée ou réfutée dans l’époque où il rédige son ouvrage, on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’il a quelques doutes à ce sujet. Il ne faut en effet pas beaucoup d’effort pour c


onstater que la recherche dite « fondamentale », supposément désintéressée au sens kantien de ce terme, est devenue tout à fait marginale et que c’est la recherche « appliquée », « finalisée » qui est la plus subventionnée, que ce soit par le privé et le public. Est-il besoin d’ajouter que la recherche « militaire » en est l’une des principales bénéficiaires ? Dans ces conditions, il n’y a pas plus de raison de penser que la philosophie médiévale, que ce soit en occident ou en orient, était moins « axiologiquement neutre » que la philosophie moderne. Simplement, ses « valeurs » étaient différentes.

L’impensé poïétique pose la question de la création et de la possibilité pour un « créateur » d’aborder de multiples domaines : transdisciplinaire aurait-on dit dans le vocabulaire de l’époque où cet ouvrage a été écrit par Mohamed Zinelabidine. À l’époque des avant-gardes on aurait parlé de « décloisonnement des arts », ou bien on aurait mentionné le « touche-à-tout » de Jean Cocteau. Didier Nordon évoquait ainsi dans un article paru en 2000 l’insolence de ceux qui sont doués, en tout cas qui paraissent l’être parce qu’ils réussissent tout ce qu’ils entreprennent, qui sont en accord avec le monde, ceux qu’il opposait à d’autres qui ont, certes, un talent dans un domaine précis mais se trouvent qua


siment contraints à développer cet unique talent en travaillant avec obstination « comme des bœufs au labour ». Si Paul Valéry a donné de la poïétique une définition – science des conduites créatives – qui sera reprise par René Passeron dans les années 1980, ce dernier aura surtout posé la notion de « quasi sujet » pour qualifier l’œuvre d’art qui manifeste une authentique création. En réalité, il n’y a pas véritablement de science en cette matière, en dépit des affirmations des cherc


heurs en sciences cognitives qui ont simulé des modèles d’intelligence artificielle dont le fonctionnement résulte d’un entraînement sur le mode de « l’apprentissage profond », mais seulement des recettes plus ou moins efficaces.

Il reste qu’un effort se poursuit visant à objectiver, donc à « naturaliser » l’acte de la création pour l’arracher à la métaphysique comme à la téléologie de son œuvre en le ramenant dans le domaine de la physique. Mais Mohamed Zinelabidine prend tout de même la précaution de distinguer « l’immanence de la praxis dans la pensée aristotélicienne » de « la poïésis qui en est au contraire l’action transitive distincte de l’acte qui la produit ». C’est probablement le sens que Platon donnait à cette notion, à savoir que la poïésis serait « la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être » qui approcherait le mieux la distinction qu’il veut établir, puisque l’action proprement dite, l’activité donc qui renvoie à l’immanence de la praxis, n’opérerait jamais que dans le domaine de l’être. On reconnaîtra au passage un certain air de famille avec le principe dualiste de l’hylémorphisme qui nuance la démarche strictement physicaliste des tenants d’une véritable science des conduites créatives. Il fait d’ailleurs appel à plusieurs reprises dans ce texte de la notion de hasard :


« L’artiste par sa volonté, ou par le hasard d’une certaine volonté qui lui échappe, prédestine l’être en artisan d’un univers imaginaire… » Pour lui, comme pour Paul Valéry, « l’objet de la peinture est indécis », si bien que toute œuvre d’art exprime une indétermination quant à sa téléologie, ce qui n’est pas sans poser la question de sa nature. Cette conception de l’œuvre d’art l’éloigne en effet de celle des scolastiques pour lesquels l’œuvre doit être « bien et en vérité faite » et répondre à un usage bien identifié, sa « qualité d’art » ne dépendant de l’artisan que dans la mesure de sa capacité à satisfaire son commanditaire, fut-ce lui-même.

Il faut alors renvoyer « L’Hypothésis » de Mohamed Zinelabidine à une conception post-hégélienne de l’art : débarrassé de ses prétextes utilitaires pour exprimer « ces périples du métalangage et de la passion qui nous animent par la beauté du verbe, le mouvement du plectre, la vibration du son, la tracée de la ligne et la portée du pinceau ». C’est bien de poésie dont il est ici question et son ouvrage en témoigne dans sa matière même. Et pour évoquer la circulation entre orient et occident qui l’inspire il cite le « Divan occidental-oriental » de Goethe, un recueil de poèmes comprenant douze livres, chacun comportant un titre oriental et un titre en allemand. Le « divan » est en effet un recueil lyrique inspiré de la p


oésie persane à thèmes soufis de Hafez de Chiraz, qu’il avait découvert dans sa traduction allemande. Une grande partie des poèmes remontent à la correspondance de Goethe avec Marianne von Willemer. Tout ceci montre bien le rôle que tient la femme dans cette poésie : elle


est certes une muse, dans la tradition grecque, mais elle n’est plus simplement passive et participe de l’œuvre, quand bien même l’auteur du « divan » est et restera Goethe. En empruntant cette voie, l’auteur de L’impensé poïétique veut exprimer ce qu’aucun raisonnement ne parviendrait à faire, mais que l’art nous révèle « implicitement », sans qu’on ait à réfléchir, simplement en l’éprouvant, ce qu'il nomme « l’esprit du destin » qui est « une source intarissable de bonheur et de vie » qui ne peut qu’être une forme de partage, et une forme qui unit les dissemblables, hommes et femmes, mais pas seulement. Cet « esprit du destin » est poésie et musique, c’est, dans ses propres termes, « l’expression de la fragilité de la vie où les choses se font, se refont et s’effacent, à la manière des amours folles d’entretenir l’inconstance… » La préférence est ainsi donnée à l’éphémère, au fugace des instants poétiques et musicaux, conformément à ce qu’envisageait Hegel, mais sans son idéologie.

Socialité et zeitgeist est un ouvrage dans lequel Mohamed Zinelabidine montre comment « l’esprit du temps » affecte les relations sociales. Il examine d’un point de vue épistémologique, le passage des sciences humaines à un mode de connaissance qui ne s’intéresse qu’à la relation individuelle à son environnement : par exemple, le passage de la sociologie à la « socialité » qui se produit dans le cours de la postmodernité. Les signes de cette évolution, qu’on pourrait tout aussi bien nommer « involution », sont repérables dans le progrès technique et ses applications dans les échanges sociaux : par exemple, les algorithmes de recherche sur l’Internet et les réseaux sociaux. C’est une tendance profonde et toucha


nt tous les domaines des relations sociales, personnelles aussi bien que professionnelles, à la dématérialisation : ce que Philippe Quéau avait nommé « réalité virtuelle » dès 1993 et qui se confirme avec le projet dévoilé par Mark Zuckerberg (Facebook, devenu Meta) en 2021 de « Métavers ». Dans ce contexte, l’auteur défend l’idée que l’art et la culture pourraient constituer un environnement résistant à cette tendance à l’individualisation de l’expérience en maintenant la possibilité d’une sociabilité concrète, charnelle pour le dire crûment, parce que l’art et la culture se déploieraient nécessairement dans le domaine de l’esthétique, au niveau des sensations, des perceptions, des émotions.

Cependant, au milieu des années 1980 le postmodernisme a complètement réorienté l’esthétique avec le concours de la philosophie analytique, et notamment la notion de « monde de l’art » d’Arthur Danto, en posant la question des usages réels que nous faisons de la notion d’art… Et il s’est avéré que le monde de l’art s’est inscrit dans le vaste ensemble des économies libérales en adoptant ses règles, en pa


rticulier celle qui concerne le marché « libre et non faussé ». Par exemple, le 11 mars 2021, la maison Christie’s a organisé en partenariat avec la plateforme informatique Makersplace la vente aux enchères d’une œuvre virtuelle – Everyday - The First 5 000 Days –, collage numérique de dessins et d’animations réalisés quotidiennement depuis 2007 par Mike Winkelmann (alias Beeple), qui pouvait être achetée avec de l’Ethereum, une nouvelle « monnaie » qui concerne potentiellement tout objet virtuel en lui conférant une identité, une authenticité et une traçabilité supposément incontestables et inviolables, et ce, sous la forme de jeton non fongible appelé NFT (non-fungible token). Le collectionneur, à la tête d’un fonds d’investissement dans la blockchain (Metapurse), a eu assez confiance dans cette technique pour enchérir jusqu’à 69,3 millions de dollars, somme à laquelle « l’œuvre » a été adjugée. Il faut être conscient que le collectionneur n’a pas acheté l’œuvre qui reste téléchargeable par tout un chacun, ni même les droits d’auteur, mais seulement la possibilité de transférer ce jeton dont il connaît la clé privée à un autre. Par conséquent, on observe une industrialisation de l’art comme on a observé une industrialisation de la culture en général. Et cela permet de prendre la mesure de la fragilité de la conception de l’art et de la culture comme s’inscrivant dans une esthétique « sensible » et « émotive ».




Pour Mohamed Zinelabidine l’œuvre d’art s’inscrivant dans une civilisation suscite ce que Gilbert Simondon nomme « l’impression esthétique » et satisfait notre tendance à nous situer dans un certain rapport à la « totalité ». On pourrait dire que l’œuvre d’art manifeste la nostalgie de la pensée magique mais, en fait, elle n’en donne qu’un équivalent car elle retrouve « analogiquement » dans cette situation une continuité « universalisante » par rapport aux autres situations et aux autres réalités possibles. Comme l’exprime Gilbert Simondon, « l’œuvre d’art entretient surtout, et préserve, la capacité d’éprouver l’impression esthétique, comme le langage entretient la capacité de penser, sans pourtant être la pensée ». C’est par rapport à toute notre expérience de vie qu’un objet peut être dit « beau » et, d’ailleurs, ce n’est jamais à proprement parler l’objet qui est beau : cette impression résulte toujours d’une rencontre dont il n’est que l’occasion, laquelle rencontre peut concerner un autre ou n’importe quel aspect du monde. « L’impression esthétique » est donc précisément le contenu de cette rencontre. Si la culture, comme l’affirme Mohamed Zinelabidine, « revient en force, comme enjeu majeur des relations internationales et transfigurations des sociétés contemporaines », c’est qu’elle occasionne des rencontres entre les hommes, et entre eux et des cultures diverses. C’est parce qu’il y a de l’altérité.

Et il précise bien, en citant les thè


ses de la « théorie critique » de L’École de Francfort avec, en particulier, Theodor Adorno, Max Horkheimer et Walter Benjamin, que la médiation culturelle ne fait que singer les rencontres réelles occasionnées par l’art et la culture, ne reproduisant d’ailleurs que des rencontres desquelles ses destinataires, la masse des auditeurs, spectateurs, téléspectateurs et, finalement, « internautes », sont exclus. Ce sont des consommateurs qui ne participent pas à la culture, et n’ont aucune influence sur ses contenus en dépit du fait qu’ils sont « adaptés » à son goût : c’est-à-dire que ce sont toujours les mêmes plats qu’on leur sert comme on proposerait à des enfants des bonbons et des frites « parce qu’ils aiment ça ». Cependant, Theodor Adorno cantonnait l’art, la musique surtout, à une modernité post-hégélienne, à une pratique « savante » qui risquait d’en faire une sorte de « réserve » et d’exclure la part « sauvage » de la création qui, selon Claude Lévi-Strauss relève aussi bien du bricolage, de « l’art brut » que de l’art enfantin, effectivement friand de suc


reries aussi l


ongtemps qu’on se refuse à le « rencontrer ».

Il aborde ensuite la question de la modernité et de la postmodernité, en référence notamment à Michel Maffesoli. Comme il le dit, le moderne « désigne le récent ». Mais, comme l’a fait remarquer Jean-François Lyotard, le récent n’est pas l’actuel et, en fait, le « moderne » est toujours antérieur à notre présent. Ainsi, Postmoderne serait à comprendre selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo). Le postmoderne serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable. Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l’œuvre ou le texte recherche. L’artiste et l’écrivain travaillent donc sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait – c’est, justement, le « futur antérieur ». Par conséquent, « l’appropriation cognitive » que dénonce Mohamed Zinelabidine concerne l’analyse rétrospective de « ce qui a été fait » dans une démarche qui, s’efforçant à l’objectivité, laisse intacte la part « d’impensé » de l’œuvre.

Michel Foucault, également


cité dans ce texte, a conçu la notion « d’hétéroptopie » lors de son séjour à Sidi Bou Saïd. C’est dans une lettre du 2 mars 1967 qu’il faisait état d’une demande de conférence pour le Cercle d’études architecturales et qu’il avait intitulé « Des espaces autres », sachant qu’en 1966 il en avait esquissé l’idée dans le cadre d’une série radiophonique consacrée à l’utopie, suite à la parution de son ouvrage Les Mots et les choses. Cependant, ce qui a retenu l’attention de Mohamed Zinelabidine est le fait qu’il a fait état de son émerveillement pour avoir rencontré « chez les étudiants tant de sérieux et tant de passions si sérieuses, et ce qui m’enchante plus que tout, l’avidité absolue de savoir ». Et bien, il n’y a pas si loin de ce constat à sa notion d’hétérotopie, car il plaçait justement les jeux d’enfants – de préférence dans la chambre des parents pour le plaisir d’en détourner l’usage – en tête de ses exemples et, peut-être, comme le modèle de toutes les hétérotopies. En effet, quand les enfants jouent, c’est avec le plus grand sérieux, de même que ses étudiants tunisiens étaient sérieusement attentifs à sa présence et à son enseignement. Dans tous les cas, ce qui est remarquable, c’est l’attention portée au « présent », au fait de « vivre au présent », comme l’exprimait aussi André Gide dans son Journal rédigé dans ces mêmes lieux, sans renoncer ni


à l’histoire ni à la quête de « l’universel ». Aussi il semble qu’il soit délicat de complètement adhérer à la démarche de Michel Maffesoli quand il estime que la modernité cherchait l’universel tandis que la postmodernité se bornerait à la pluralité. Jean-François Lyotard proposait de concevoir la postmodernité comme l’étape précédant toute modernité, préparant son accomplissement et la reconnaissance de son aspiration à l’unité.

Le « nouveau dynamisme social » dont Mohamed Zinelabidine fait mention ne serait pas autre chose que cette étape constamment renouvelée. Il faut bien sûr y être attentif comme nous y engage Michel Maffesoli, mais cela ne permet pas pour autant de connaître la nature de cette modernité quand nous l’envisagerons dans le futur. Ainsi, toute modernité sera inévitablement perçue dans un mouvement qui la rationalisera, la « naturalisera », tandis que la postmodernité, envisagée non comme une période historique déterminée mais comme une modalité de l’histoire en suivant la démarche de Jean-François Lyotar


d, sera toujours plus « complexe, tribale, multiforme, plurielle » – indéchiffrable, en somme, dans son présent. Il faut être conscient que ce n’est qu’aujourd’hui que l’on prend conscience des excès de la « libération 68 », en particulier par l’évidence de la domination masculine qui l’a marquée en dépit de l’indulgence avec laquelle cela a été envisagé par des intellectuels habiles à la justifier. L’affirmation que « l’homme n’est pas seulement une mécanique » ne conduit pas « mécaniquement » à l’orgie. Au contraire, c’est pour cette raison que Marcias est châtié par Apollon. Qu’on le veuille ou non, la vie en société met des bornes à la jouissance « dionysiaque ». Il est par conséquent tout à fait nécessaire, comme le souhaite Mohamed Zinelabidine en suivant Michel Maffesoli, d’étudier notre société au présent pour la comprendre. Mais comprendre n’est pas justifier. Ce sera la même démarche que suivra Pierre Bourdieu qu’il cite également. Et, en effet, cette compréhension ne fait que décrire des faits observés, mais ne permet pas d’élucider leur cause, en particulier quand il s’agit de création artistique.

Thébaïde se présente comme un « voyage des sens, des arts et des savoirs à travers l’itinérance de nos vies… » Ce dont il est question, c’est d’une « retraite », d’un « retranchement » permettant de prendre la distance nécessaire à une méditation non finalisée, mais nourrie de toute l’épaisseur d’un vécu. L’occasion est fournie par un éloignement de son environnement familier, mais en un lieu qui, en fin de compte, le rapproche de sa généalogie : l’Afrique, l’Égypte, tout ce continent qui vibre jusqu’aux rives de la Méditerranée ; toute une mythologie qui ressurgit dans l’évocation des poètes qui en ont célébré la spl


endeur et que Mohamed Zinelabidine relaye dans ce texte.

En conclusion, il réaffirme qu’une culture ne peut pas, ne peut plus, en tout cas, être isolée, localisée, ramenée à son histoire. Aucune culture n’existe en dehors des échanges qui, non seulement l’influencent, mais aussi et surtout, font prendre conscience à ceux qui la vivent comme aux autres qu’elle existe, qu’elle est consistante, qu’elle porte des valeurs, des savoirs, des savoir-faire, qu’elle a un patrimoine, matériel et immatériel. C’est l’isolement qui a aveuglé Samuel Huntington lorsqu’il affirmait que « dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflit ne sera ni idéologique ni économique » ; de même que Francis Fukuyama qui feignait d’ignorer que, dans la démocratie libérale, l’attribut de cette « démocratie » la rabattait inévitablement sur une économ


ie qui se définissait elle-même par une concurrence autorisant tous les coups. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Michel Foucault avait inversé la thèse de Clausewitz en posant que « c’est la politique qui est la continuation de la guerre par d’autres moyens, et non l’inverse ». Et puisque l’une des dimensions de la politique est l’économie, nier qu’elle puisse être une source de conflits ou considérer que l’économie dite « libérale » ne serait en aucun cas susceptible de provoquer des conflits, c’était s’aveugler sur la réalité de la condition humaine et celle de l’état de la planète que l’homme s’ingénie à rendre peu à peu « inhabitable ».

À partir de cette réflexion, et si l’on admet qu’il y a de « l’impensé », autrement dit quelque chose qui ne peut être conçu par l’intellect, il reste à savoir ce que pourrait être ce « quelque chose » que l’on pourrait évoquer sans en dire ou en rien formuler qui se puisse communiquer. Mohamed Zinelabidine propose, à titre d’hypothèse, qu’il serait, en quelque sorte, contenu dans la culture, les lettres et les arts, ou, à tout le moins, qu’il lui serait rattaché ; auquel cas on retrouverait un schéma qui avait été imaginé par Platon, puis repris par les scolastiques de la période médiévale. Le nom de ce « quelque chose » était


alors « Beauté » et elle procédait du divin, d’où la majuscule. Tout ce qui était « beau » l’était par participation à la « Beauté » et non par une conformation intrinsèque. Tout au plus, les « choses » qui nous paraissaient dotées de cette qualité pouvaient-elles présenter de bonnes dispositions à la participation, et les présenter « opportunément ». Il va de soi que, dans cette philosophie, l’homme qui participe lui-même de la divinité, serait capable de reconnaître cette qualité dans les choses, et qu’il serait seul à pouvoir le faire, que ce soit par le mécanisme de la réminiscence platonicienne ou par d’autres processus. La question qui a été posée par la notion de « la fin de l’homme » est la possibilité que ses machines acquièrent elles aussi cette faculté, notamment dans le développement de la cybernétique et des biotechnologies. Les technophiles et les transhumanistes rompus à la sophistique auront beau jeu de faire remarcher que nos machines procèdent de nous-mêmes qui procédons du divin et, par conséquent, que nous leur transférons cette aptitude.



Il y aurait une autre manière de concevoir « l’impensé du présent », comme tout ce que les pouvoirs dissimulent afin de perpétuer leur domination. Il s’agit en particulier, pour Mohamed Zinelabidine, de la barbarie, de l’extrémisme, de l’obscurantisme. Or, on pourrait lui opposer que rien de cela n’est vraiment occulté et, qu’au contraire, ces crimes sont « étalés » chaque jour et abondamment dans les médias qui, à défaut d’en avoir suffisante provision, passent en boucle ceux que l’actualité leur propose. Or, ce qui se passe en réalité, c’est quelque chose d’encore plus fort que la catharsis qui avait pour fonction de « purger » les passions mauvaises par le spectacle de crimes plus ou moins fictifs. Il y a bien spectacle, mais ce qui est donné à voir et à entendre est directement en prise avec la réalité, et même s’il existerait encore théoriquement une possibilité que ce spectacle nous fasse assez horreur pour au moins nous détourner d’en devenir les acteurs directs, leur nombre et leur répétition saturent nos facultés d’empathie jusqu’à les anesthésier complètement, ce qui aboutit à nous en faire les complices par indifférence. On a reproché à Anna Arendt d’avoir, en quelque sorte, « ex


cusé » les crimes nazis avec la notion de « banalité du mal ». Mais le fait d’expliquer un mécanisme ne justifie en rien ce qui en résulte et, dans le cas de la « société du spectacle », il y a bien, dans la passivité des spectateurs, une « banalisation du mal ».

Clément Rosset, dans Le principe de cruauté, donne une interprétation possible à notre amnésie volontaire au regard de ce qui pourrait perturber nos vies : « le goût de la certitude est souvent associé à un goût de la servitude » par « l’espoir du gain d’un peu de certitude obtenu en échange d’un aveu de soumission à l’égard de celui qui déclare se porter garant de la vérité (sans pour autant, il va de soi, en rien révéler) ». Non seulement il nous est pénible de vivre dans l’incertitude, dans l’impossibilité de concevoir certains « miracles », celui de la création artistique par exemple, mais la réalité est cruelle, tragique, et elle nous perturbe tout autant que ces mystères. Il est donc nécessaire, à défaut de pouvoir remédier à la persistance des mystères, de nous soulager de la réalité, et cela s’obtient aisément par le moyen de sa mise en spectacle, qui en neutralise d’autant plus efficacement le poison que ses projections sont étroitement tissées avec d’authentiques fictions, de la publicité, des divertissements, les tribunes, des interviews de personnalités… Et dans un flux continu qui met tout sur le même plan, encourageant notre déni de la réalité.

Il y aurait donc deux « impensés » : celui que nous ne pouvons pas exprimer, et celui que nous ne voulons pas exprimer. Le premier peut seulement s’éprouver, dans l’expérience artistique par exemple, et éventuellement se partager dans une sorte de communion si cette expérience est collective. Le second est en permanence « partagé » dans la communication médiatique, mais pour une collectivité « séparée », chacun devant son écran, chacun séparé, en fin de compte, de lui-même, forcé à la schizophrénie. L’impensé du réel, l’impensé médiatisé, nous occupe, nous colonise, fait obstacle à la rêverie poétique de l’impensé ontologique de la culture et des arts, entrave son partage.


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