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Stravinsky et l’intelligibilité du texte poétique


Jean-Jacques VELLY












Jean-Jacques VELLY

Professeur des Universités

Sorbonne - Paris IV



Au cours de sa carrière de compositeur, Stravinsky a souvent été confronté à de multiples problèmes pour établir un pont satisfaisant entre la musique et la poésie. Cherchant à élever l’interaction poésie/musique au niveau d’une méthode, d’une théorie voire d’un procédé de création particulier, il va dans différentes oeuvres (Pribaoutki, Oedipus Rex) établi.r des processus de composition pour apporter des solutions aux problèmes rencontrés. L’analyse de sa démarche présente d’étonnants paradoxes et montre la complexité des problèmes que Stravinsky voulait résoudre. Cette étude sera limitée à quelques réflexions sur Oedipus Rex et à l’évocation des Pribaoutki, chants populaires russes qui apportent un éclairage déterminant sur les idées de Stravinsky dans ce domaine. Elles permettent également de mieux comprendre le sens de ses propos sulfureux, notamment lorsqu’il écrivait dans Chroniques de ma vie en 1935, que “ la musique, dans son essence, est impuissante à exprimer quoi que ce soit “, laissant entendre que, d’une manière ou d’une autre, la relation poésie/musique était stérile dès l’origine puisque la musique ne pouvait exprimer les éléments contenus dans les textes chantés ou évoqués par ceux-ci. Et pourtant, il y a rarement eu, au XX siècle, de compositeur plus concerné par la relation texte/musique car, dès le début des années 1910, puis en raison de son exil en Europe puis aux États-Unis, Stravinsky a renforcé sa réflexion dans ce domaine, non seulement-sur le choix de la langue retenue, souvent étrangère à sa propre langue maternelle, mais aussi sur le rôle même dévolu à la compréhension du texte. La prise de conscience par Stravinsky des problèmes liés à l’emploi de sa langue maternelle eut lieu au moment de la Première Guerre mondiale lorsque, installé en Suisse, il se plongea dans la lecture de poésies populaires russes pour compenser l’intense émotion qu’il ressentait à l’idée d’être éloigné de son pays en ces temps de crise. Ce qui attira son attention n’était pas l’aspect anecdotique ou métaphorique d’histoires souvent truculentes ou colorées, mais plutôt le rythme des mots, l’enchaînement des syllabes, les qualités d’assonances et cadentielles du russe, langue qui “ provoque et produit, dit-il, sur notre sensibilité un effet proche de celui de la musique”[1] Musicien au plus profond de lui-même, Stravinsky ne pouvait qu’être bouleversé lorsqu’il découvrit que les accents parlés du texte des poésies populaires russes disparaissaient lorsque celui-ci était chanté. Stravinsky entrevoyait ainsi les riches possibilités sonores et musicales de la poésie populaire russe tout en prenant conscience du fait que ses éléments dynamiques et sémantiques disparaissaient lors de leur mise en musique, lui ouvrant ainsi tout un champ d’investigation pour l’utilisation de textes littéraires, grammaticalement corrects, mais qu’il désarticule par la répétition pour ne travailler, en fin de compte, que sur la sonorité première du mot, ou plus exactement sur la sonorité de la syllabe. Cela justifie son parti pris de ne plus utiliser le mot comme référent sémantique, mais la seule syllabe comme unité sonore et dynamique. C’est sur de tels principes que Stravinsky a élaboré plusieurs de ses oeuvres, Pribaoutki, Renard, Berceuses du chat... Dans Oedipus Rex, il va cependant plus loin encore, justifiant que l’on s’arrête de manière plus approfondie sur cette oeuvre et sur les solutions mises en œuvre par le compositeur pour tenter de résoudre les problèmes issus de la confrontation entre la poésie et la musique. Dans Oedipus Rex, la relation texte/musique sur laquelle a été fondée l’expression musicale depuis !’Antiquité est curieusement bousculée et inversée. Au détriment des habitudes, Stravinsky soulève un véritable paradoxe en obscurcissant volontairement le sens et la compréhension du texte chanté. En outre, comme pour accentuer encore plus le paradoxe de cette oeuvre chantée en latin, il recherche non pas la collaboration d’un librettiste ordinaire, mais celle d’un véritable poète, dont l’art réside précisément dans un emploi personnel des mots, dont il va s’ingénier, pour des raisons d’efficacité musicale, à masquer la raison d’être, en imposant, dès le début de la collaboration -et comme une condition absolue - que le texte écrit soit traduit en latin, devenant ainsi en grande partie inintelligible pour l’auditeur.


D’OEdipe Roi à Oedipus Rex


En 1925, ayant été impressionné par L’Antigone de Cocteau et par la manière dont le poète avait traité le mythe et l’avait «présenté sous une forme actuelle»[2] Stravinsky lui propose d’écrire le texte d’un livret[3] - le genre n’était alors pas encore bien défini- sur un sujet connu de tous. Hésitant entre les genres de l’opéra et de l’oratorio, c’est finalement celui nouveau et synthétique de l’opéra-oratorio qu’il retiendra. Le thème choisi, en accord avec Cocteau, sera finalement celui de l’histoire d’Œdipe , et plus précisément celui de la tragédie de Sophocle, Œdipe Roi, que Stravinsky connaissait depuis son adolescence dans la version russe de Nicolai lvanovitch Gneditch[4], dont les traductions en hexamètres des grands textes grecs étaient célèbres pour l’impression de grandeur musicale qui en ressortait. Stravinsky écrivit aussitôt au poète pour confirmer le projet proposé : “L’idée qui me poursuit depuis un certain temps [est] de composer un opéra en langue latine sur un sujet d’une tragédie du monde antique que chacun connaîtrait”[5]. Tous deux se mirent également d’accord sur le principe que cette collaboration devait rester secrète car ils voulaient l’offrir à Diaghilev pour son jubilé artistique, à savoir pour ses vingt ans d’activités théâtrales en 1927. Ils s’interdirent donc d’en “parler sous quelque forme que ce soit (lettres, articles, interview, conférences ...)”, ce qui explique le nombre restreint de documents évoquant la genèse et les raisons d’être de cet ouvrage, documents - écrits pour la plupart a posteriori. Cocteau se mit rapidement à l’ouvrage et termina la première version de son libretto le 28 octobre 1925, l’envoyant immédiatement à Jean Daniélou[6] pour le traduire en latin, car lui-même s’avouait être un médiocre latiniste[7]. Malgré son désir de collaborer avec Cocteau, dont il appréciait l’art «d’intervertir les valeurs et de sentir le détail qui chez lui prend toujours une importance capitale»[8], Stravinsky voulait garder l’entier contrôle sur le projet, trouvant la première ébauche de Cocteau, conventionnelle et conçue "dans une prose horriblement factice[9]", lui imposant de récrire à deux reprises le libretto et lui faisant subir en outre des coupes par la suite[10]. Cocteau, on l’imagine aisément, fut excédé par ce travail imposé, affirmant également que le seul bénéfice de cette curieuse collaboration était finalement de réapprendre le latin ! Le résultat fut cependant considéré comme parfait par Stravinsky, qui ne pouvait imaginer un texte répondant mieux à ses désirs[11]. Ce que Cocteau vécut visiblement comme une contrainte créant, de plus, un obstacle à l’affirmation de son art de poète car il était évident que les auditeurs ne pourraient saisir les subtilités de son texte pas plus que le sens, correspondait en fait chez Stravinsky à une impérieuse nécessité, celle de faire vivre les événements et les figures de la tragédie grecque, qui acquéraient ainsi une grandeur exceptionnelle grâce à l’emploi du latin et qui, selon le compositeur, “ revêtaient une plastique monumentale, une allure souveraine toute à l’échelle de la majesté dont est empreinte l’antique légende[12].


Le choix du latin, pour l’expression du sublime


L’emploi du latin dans une œuvre musicale n’était pas une nouveauté en soi en 1926. En, effet, une grande partie du répertoire religieux; notamment destiné à la liturgie catholique (messes, motets) fait usage du latin, qui en est la langue officielle. Il est vrai cependant que ces oeuvres ne font que reprendre des textes, comme pour Oedipe roi, “connus de tous” et inscrits dans le cadre d’une liturgie particulière. Le sens même des mots s’efface parfois derrière l’usage rituel qui en est fait, donnant ainsi au texte latin une valeur incantatoire allant au-delà du sens propre. Chez Stravinsky, le recours au latin en 1926 pour Oedipus Rex correspond cependant très nettement à d’autres objectifs, notamment celui d’atteindre à l’expression du sublime par l’emploi de mots déconnectés de toute valeur passionnelle ou encore celui de créer suffisamment de recul entre l’oeuvre et l’auditeur pour que sa musique pût être considérée avec la plus grande objectivité. L’idée d’écrire un ouvrage dans une langue particulière qui pouvait lui permettre d’exprimer le sublime lui était venue comme une révélation et comme une solution satisfaisante aux problèmes des relations texte/musique qui le préoccupaient depuis une dizaine d’années. C’est la lecture, au cours de l’automne 1925, d’un livre de Joergensen consacré à saint François d’Assise, qui renforça une conviction enracinée en lui, à savoir que "pour les choses touchant au sublime, s’imposait un langage spécial et non pas celui de tous les jours"[13]. En effet, dans ce livre, Stravinsky y découvrit que saint François, dont la langue maternelle était l’italien, utilisait dans les occasions solennelles comme la prière le français ou le provençal (sa mère était provençale). Le français, pour saint François, était la langue de la poésie, la langue de la religion, la langue de ses meilleurs souvenirs et des heures les plus solennelles, [la] langue à laquelle il recourrait lorsque son coeur était trop plein pour les exprimer dans son italien maternel, qui pour lui avait été vulgarisé et déprécié par l’usage quotidien; le français était essentiellement la langue de son âme. Chaque fois qu’il s’exprimait en français, ceux qui le connaissaient comprenaient qu’il était heureux[14]. Par l’emploi d’une langue inintelligible par l’auditeur, qui élimine ainsi toute référence à l’intrigue et toute inflation de l’anecdote, en supprimant également toute l’attention portée généralement vers la compréhension du texte (qui était inutile, rappelons-le, puisque l’histoire devait être connue de tous, et que, de plus, un narrateur était prévu pour rappeler d’une voix passive les principaux événements avant l’écoute), Stravinsky cherche à concentrer l’attention de l’auditeur vers la musique elle même, "qui deviendrait [ainsi] parole et action"[15]. En procédant de la sorte, il cherche donc clairement à donner la priorité au discours musical, lequel est conçu pour suppléer l’incompréhensibilité du texte, due au fait qu’il est rédigé dans une langue morte, mais aussi que sa structure grammaticale et syntaxique est volontairement désarticulée par l’usage de répétitions nombreuses de mots et d’accentuations délibérément erronées, qui retirent définitivement, si besoin en était, tout sens à un texte qui n’en avait déjà pas vraiment à l’audition. La démarche de Stravinsky n’est pas d’aller, comme Debussy, au-delà des mots pour exprimer l’indicible, pas plus qu’elle ne cherche à s’inscrire, comme Wagner, dans une théorie du leitmotiv où la musique peut traduire, symboliquement, des idées fortes. La musique, qui veut s’inspirer directement de la tragédie de Sophocle, se voit ici confier le soin de remplacer le sens des mots et de dire ce que les mots prononcés n’expriment pas par eux-mêmes. Ce pouvoir accordé à la musique se trouve, par ailleurs, renforcé par le fait que, pour empêcher que les voix ne se perdent, le décor, réalisé par le propre fils de Stravinsky Théodore, ne devait avoir aucune profondeur car tout devait se passer au premier plan[16]. Avec le choix du latin, que Stravinsky considère non pas comme une langue morte, mais comme une "langue pétrifiée, devenue monumentale"[17], le compositeur voyait s’incarner devant lui les événements et les personnages de la tragédie de Sophocle. Avec le latin, il cherche à "distiller l’essence dramatique [de l’œuvre, tout en obtenant] la liberté de [se] concentrer davantage sur une dramatisation purement musicale"[18]. C’était là le moyen idéal pour se libérer d’une certaine tyrannie du verbe afin de se concentrer sur la force des syllabes, le dynamisme de leurs seules sonorités et de leurs accents. "Quelle joie de composer de la musique sur un langage conventionnel, presque rituel, d’une haute tenue s’imposant d’elle-même! On ne se sent plus dominé par la phrase, par le mot dans son sens propre. Coulés dans un moule immuable qui assure suffisamment leur valeur expressive, ils ne réclament plus aucun commentaire. Ainsi le texte devient pour le compositeur une matière uniquement phonétique. Il pourra le décomposer à volonté et porter toute son attention sur l’élément primitif qui le compose, c’est-à-dire sur la syllabe. Cette façon de traiter le texte n’était-elle pas celle des vieux maîtres du style sévère ? Telle fut aussi, pendant des siècles, vis-à-vis de la musique, l’attitude de l’Église qui, par ce moyen, l’empêchait de verser dans la sentimentalité et, partant, dans l’individualisme"[19].


Le latin, au-delà des valeurs nationales et culturelles


Lors de la composition d’Oedipus Rex, le problème de la langue et de sa traduction était déjà au cœur des réflexions de Stravinsky depuis longtemps. Dix ans auparavant, il avait travaillé avec Ramuz à l’adaptation en français de ses Pribaoutki, des Berceuses dû chat et de Renard. Il avait alors initié le poète ni, "particularités et aux finesses de la langue russe, aux difficultés présentées par son accent tonique"[20] et il avait apprécié la capacité intuitive de Ramuz "à transfigurer l’esprit de la poésie populaire russe dans une langue si différente et si distante"[21]. Compositeur russe, ayant vécu en France et aux États-Unis, Stravinsky, composant ses oeuvres vocales dans plusieurs langues, fut directement concerné par le problème de la traduction d’un livret chanté. A la fin des années 50, il eut l’occasion de faire le point sur cette question qui l’avait occupé finalement pratiquement toute sa vie. Pour lui, il apparaît comme indispensable que le texte chanté ne soit en aucune manière traduit car, en le faisant, on agit sur "la sonorité et l’accentuation des mots qui ont été conçus à l’intention d’une musique déterminée et [pour] des endroits précis"[22]. Sans renier le fait que public ait besoin de comprendre ce qui est chanté - d’où la présence du narrateur dans Oedipus Rex, mais aussi le vœu que l’on distribue des textes traduits au public avant l’audition musicale -, Stravinsky insiste sur le fait que toute traduction altère le caractère de l’œuvre et” détruit son unité culturelle”, et cela d’autant plus lorsque que l’original est conçu dans une langue riche en rimes. Le fait de traduire une telle langue, si intimement liée à l’esprit d’une culture, ne peut donc que détruire l’unité culturelle dans la mesure où la traduction doit adapter la culture locale. Il y a donc perte d’authenticité au détriment de la musique dont les accents internes perdent toute acuité ou- toute pertinence par rapport à une compréhension hypothétique du sens. Compréhension hypothétique car, du fait de l’internationalisation des chanteurs, il est parfois difficile de ne pas faire des confusions stylistiques, selon Stravinsky, en entendant un interprète chanter dans une langue différente de sa langue maternelle. Ainsi, mettant cela sur le compte de son origine russe et de sa naturalisation américaine - bien réelle sur le papier, mais peu effective sur le plan de l’oreille -, Stravinsky affirmait avoir du mal, en entendant des prestos italiens chantés en anglais, à ne pas y retrouver des sonorités à la Gilbert et Sullivan ! [23] Appliquée à sa propre musique, cette affirmation trouve un écho encore plus convaincant. Évoquant certains passages de Renard, notamment un pribaoutki dans la dernière partie, à savoir un air comique mélangeant des passages parlés et des passages faits de syllabes dépourvues de sens[24], Stravinsky affirme qu’aucune traduction ne peut rendre un tel texte sans sacrifier sa propre musique qui s’appuie sur "la rapidité et l’intonation propres à la langue russe", chaque langue ayant ses caractéristiques propres de tempo, d’accentuations, de durée et de caractère. Le compositeur avoue être si perturbé à l’idée que sa musique puisse être ainsi défigurée de son sens musical propre, qu’il préfère en fait ne plus l’écouter. Tout en considérant que l’emploi de la langue originale est révélateur de la richesse d’une culture - “ sur le plan musical, Babel est une bénédiction “, affirme-t-il [25] - Stravinsky continue cependant de prôner l’emploi du latin qui, de par sa nature même, traverse les frontières nationales et culturelles, tout au moins en Occident, pour atteindre directement la capacité de l’auditeur à la compréhension intuitive. Non sans malice, il affirme d’ailleurs que personne, jusqu’à présent, n’a eu l’idée de traduire Oedipus Rex, la Symphonie de psaumes, le Canticum sacrum ou sa Messe! Chez Stravinsky, qui se considère comme un déraciné, le recours au latin, autrefois langue communautaire d’une Europe liée dans les domaines culturels et religieux, joue naturellement le rôle d’un médium qui lui permet d’être pleinement lui même dans les différents pays où il compose. Évoquant sa découverte du livre consacré à saint François, et la prise de conscience que ses intuitions relatives au langage étaient justifiées, il parle d’une 11 illumination li qui lui a permis li de résoudre le problème de la langue de ses futures oeuvres vocales26, la langue russe, la langue de son cœur, mais aussi la langue qui évoquait pour lui le drame de son exil, étant devenue impraticable, et l’italien, l’allemand, le français ou l’anglais, que son tempérament ne pouvait reconnaître comme siennes l’ont convaincu de se tourner vers le latin. Déconnectée au XXe siècle de toute nation et de tout contexte culturel dans la mesure où elle est pétrifiée et ne véhicule pas de valeurs culturelles marquées, cette langue commune constitue pour Stravinsky un li pur langage sans office“ qui permet une interpellation directe de l’auditeur sans l’intercession d’un langage codé chargé de valeurs culturelles, qui peut susciter des déperditions de sens, des altérations d’émotions ou même des erreurs de compréhension. Se libérant li tout à la fois de la sujétion. Littérale du mot et des exigences de la prosodiell[27] le latin apparaît ici comme un langage qui, par son caractère monumental voire même sacré, peut s’adresser directement au coeur de chaque auditeur et concentrer son attention vers la musique elle-même, sans qu’il te se disperse dans les péripéties de l’anecdote”[28] pour renforcer la dramatisation purement musicale. Face au recul que l’auditeur est amené à prendre vis-à-vis d’Oedipus Rex où toute trace d’expressivité romantique fondée sur un figuralisme des mots est volontairement gommée, le caractère objectif de cette musique s’impose d’emblée. L’aspect statique voire hiératique de la partition musicale d’Oedipus Rex est en outre renforcé par un désir de mise en scène quasi inexistante où les protagonistes ne sont que des statues vivantes moulées dans des costumes ne permettant que les mouvements de la tête et des mains, et où un narrateur “ hors champ “ déclame d’une voix neutre les éléments nécessaires à la compréhension du drame, avec tout le détachement d’un ordonnateur de pompes funèbres»[29]. Le tout semble s’immobiliser dans un temps figé, révolu, qui est propre à l’expression des mythes et qui, de manière inhabituelle, par l’emploi d’une traduction latine d’un texte français conçu en français, effectue une démarche surprenante en allant du langage profane vers le langage sacré.


Asémantisme et articulation signifiante

En voulant libérer les mots de leur sens premier, Stravinsky cherche à les révéler à eux-mêmes en les utilisant de manière rythmique. Privés de sens, les mots deviennent les constituants de phrases asémantiques - n’ayant pas de sens bien qu’elles puissent être grammaticalement justes en latin - qui sont ainsi les moteurs d’un drame où le sens n’est plus le fondement d’une articulation sémantique mais la musique elle-même avec sa dynamique, ses effets de couleurs et sa rythmique. Ainsi, certains mots clefs, mus par un pouvoir générateur issu de leur propre rythme interne, sont-ils répétés de quasi incantatoire “ non plus pour leur signification, mais pour leur rythmique propre et leur couleur, tels oraculum, peremptor pestis, rex, trivium “[30], rappelant parfois, par l’accentuation des rythmes sonores des syllabes, la poésie onomatopéique des textes russes mis en musique par Stravinsky dans ses Pribaoutkï. On peut se demander quel est l’impact réel de cette oeuvre Sur un public qui ne serait pas informé des intentions du compositeur. Vraisemblablement l’étonnement, la surprise et sûrement le sentiment qu’il entend une oeuvre d’une grande vie dynamique et d’une intense Lors de la création, le 30 ma; 1927, l’attitude du public fut réservée et même poliment hostile. Il est vrai qu’insérer la création de cet oratorio-opéra en guise d’entracte entre deux parties d’un ballet dansé par les ballets Russes n’était eu peut-être la meilleur idée. Recherchant la grâce des entrechats, les balletomanes n’avaient eu à admirer, en guise de mouvements, que ceux de la tête et des bras des statues vivantes, c’est-à-dire, en définitive, fort peu de choses. Oedipus Rex apparait comme Une oeuvre de paradoxes ou l’emploi délibéré, au début du XXé siècle, d’une langue morte permet au compositeur d’atteindre une exceptionnelle hiératique et de faire ressortir les éléments dramatiques de l’intrigue par le seul biais de la musique. Privé de sens par la désarticulation syntaxique de la langue, le texte chanté acquiert une plus grande expressivité et se charge, peut-être d’un sens nouveau. Au travers de ces quelques réflexions relatives à Oedipus Rex et aux Pribaoutki, on s’aperçoit que Stravinsky a tenté, à sa manière - c’est-à-dire non dénuée de provocation -, de donner une solution personnelle au problème des rapports qui unissent la musique à la poésie, ou vice-versa. Il serait intéressant de découvrir si, dans le monde oriental, un compositeur a eu des préoccupations semblables et, s’il en a réalisé des tentatives similaires, les confronter avec celles de Stravinsky.




 

1 Eric Walter Wiite, Stravinsky Paris, Fianimarion, Harmoniques, 1966, trad. firanç. par Dennis Collins, 1983, p. 583

2 Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Denoël/Gonthier, Paris, Médiations, 1962, p. 134.

3 3 Pour le livret, je pensai ne pouvoir Faire mieux que de m’adresser à Jean Cocteau, mon ami de longue date... -, dans Ibid., p, 134.

4 Nicolaï lvanovitch Gneditch (l 784-1833). CfE. W. White, op. cit., p. 98,

5 Lettre du 11 octobre 1925. Citée dans Dieter Mailer Jean Cocteau und Igor Strawinsky, Hambourg, Verlag der MusikaliLnhandlung Karl Dicter Wagner, Band 24, 1981, p. 56.

6 Jean Daniélou (1905-1974), futur cardinal, a été par la suite l’auteur de plusieurs ouvrages sur le christianisme ancien.7 Jean Cocteau, Le cordon ombilical, 1962. Cité dans Pierre Chanel, « Collaboration avec Jean Cocteau «, dans Igor Stravinsky, la carrière européenne, catalogue de l’exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (14 octobre-30 novembre 1980), p. 84.

8 l.Stravinsky Chroniques de ma vie, p. 134.

9 E. W. White, op cil., p. 347

10 Ibid p. 347. Stravinsk-y aflirma que « Cocteau avait été plus que patient avec ses critiques» et que, à force de remaniements. il était bien incapable de dire ce qui revenait véritablement à Cocteau dans cette oeuvre CF Dialogues.

11 I. Stravinsky, Chroniques de ma vie, p. 139.

12 Ibid. p. 139

13 Ibid p. 134.

14 Stravinsky Dialogues, dans E. W. White, op. cit.. p. 98.

15 I. Stravinsky, Chroniques de ma vie, p. 134. 16 Cfr. Introduction de la partition d’orchestre.

17 Ibid. 134.

18 I.Stravinsky, Dialogues. dans E W. White. op. cit.. p, 99. 1. Stravinsky Stravinsky Chroniques de nia vie, pp. 139-140.

19 I.Stravinsky chroniques de ma vie,ppl39-140.

20 Ibid., p. 71

21 Ibid. p. 71.

22 Igor stra»ili-sky et Robert Craft,conservation With JgorStravinsky, Londres, Faber and Faber, 1958, P. 34.

23 Ibid P. 34.

24 cf. le skat dans la musique de jazz.

25 Ibid P. 35 .

26 Dans D.Moller,op cil., P. 368.

27 Robert Siohan, Stravinsky, Paris, Seuil, 1980, p. 113.

28 lbid, p. 112

29 Pierre-Emile Barbier.»Oedipus Rex ou le Mythe pétrifié» , texte de présentation de l’enregestrement d’Oedipus Rex par SEijic Ozawa, 1991, Philips Classics Production. n° 138 865-2 .p.8.

30 Ibid. P8.

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