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Texte et musique dans la littérature française du XXème siècle



Janine CIZERON

Professeur des Universités - Lyon



L’utilisation d’un poème ou plus généralement d’un texte par le musicien suscite un certain nombre de questions. Faut-il chanter le poème? le lire ou le réciter sur un accompagnement instrumental? Faut-il se rapprocher le plus possible de la poésie parlée? Vraisemblablement non, car le poème a ses sonorités propres quand on le récite. Si je chante un poème, j’entre dans une convention qui est celle du langage musical avec des lois qui lui sont propres ; ces lois ne sont pas identiques à celles de la prosodie : le chant implique un report des sonorités du poème sur des intervalles et une rythmique qui s’écarte de la rythmique parlée. Faut-il placer les accents et les mouyements de la voix en se rapprochant le plus possible des inflexions parlées? Rien n’est moins sur. Il faut certes respecter les ponctuations pour ne pas, comme le dit Pierre BOULEZ, «saccager le poème tant dans sa substance que dans sa sonorité». Il convient de structurer la musique par rapport à la structure du poème. Mais le problème de l’intelligibilité du texte demeure : il est souvent impossible de comprendre les paroles d’une mélodie même si l’oeuvre et l’interprétation sont excellentes·. Pour comprendre un poème, il n’est pas de meilleur moyen que de le lire. Une fois le texte connu, on écoute la musique écrite sur ce texte : la musique le magnifie et exprime ce que les mots sont impuissants à exprimer. C’est ce problème que traite BOULEZ dans ses écrits sur «Poésie centre et absence-musique». Boulez pose deux questions essentielles.

Première question : la musique est-elle capable de rendre le sens littéral d’une poésie? L’on cite toujours à ce propos deux exemples dans l’opéra Orphée de Gluck, il Est facile de remplacer «j’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur» par «j’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur» la musique, dans ce cas, ne peut rendre compte d’aucune signification précise du texte ; de même, les chansons gaillardes du XVIème siècle servaient de substrat aux paroles liturgiques : c’est de cette manière qu’étaient chantés les psaumes à la cour de François I ou Henri II. La musique ne peut prétendre à l’exacte sémantique du langage parlé, elle ne peut rendre compte d’une affirmation ou d’une négation en revanche, elle peut traduire la détermination qui nous pousse à l’une ou ‹autre (combative, sereine... ) : par exemple, il peut y avoir plusieurs façons d’écrire le mot «credo» qui est une notion abstraite, mais des mots comme «crucifixus» ou et «resurrexit» suscitent l’utilisation de signes musicaux différents puisqu’ils expriment des sentiments opposés: douleur ou joie.

Deuxième question : est-il possible de sauvegarder l’entente du texte? Les procédés sont variés style syllabique, style récitatif de Mozart ou des Passions, sprechgesang de Shoenberg ou Berg; style mélismatique qui provoque une sorte d’écartèlement des syllabes du mot et laisse perdre le message. Le lied et la mélodie du XIXème siècle et du début du XXème siècle s’attachent à rendre le ou textes compréhensible : le temps du poème chanté est à peu près identique a celui du poème parlé, ]a ligne vocale évite la virtuosité, l’accompagnement sert de «faire-valoir» au texte. L’intelligibilité du texte dépend de plusieurs facteurs : le temps (le temps du poème chanté peut être identique à celui du poème parlé, ou il peut provoquer un écartèlement du texte, voire du mot), la nature de l’émission vocale (voix chantée, parlée, criée, murmurée etc.), ]’intégration de ]a voix à l’instrument ou l’ensemble instrumental qui l’accompagne.

Retenons ce qu’écrit BOULEZ au sujet des rapports entre le texte et la musique : «Le poème, centre de la musique, a loisir d’en être, telle ]a pétrification d’un objet, à la fois MEconnaissable et REconnaissable. Centre et absence (croisement du faisceau) ; selon MALLARME, face alternative de l’idée, ici élargie vers l’obscur ; scintillant là, avec certitude».

Pour illustrer ces propos, j’ai choisi de vous faire entendre des extraits d’œuvres de trois compositeurs Francis POULENC, Olivier MESSIAEN et Pierre BOULEZ.

Francis POULENC (1899-1963) a sans aucun doute une prédilection particulière pour la voix. Il lui consacre de nombreux ouvrages lyriques, des pièces chorales et une centaine de mélodies. Homme de goût, raffiné, élégant, cultivé, il choisit les plus grands poètes, aussi bien dans les temps passés (Charles d’ORLEANS, RONSARD) que dans la période contemporaine (APOLLINAIRE, COCTEAU, ELUARD..). Il attache une grande importance au poème et veille à ce que le texte soit toujours compréhensible. Voici un exemple extrait de Tel jour. telle nuit, cycle de neuf mélodies sur des poèmes de Paul ELUARD (1895-1952) tirés de deux recueils : Les Yeux fertiles et Facile. Ce cycle a été composé de novembre 1936 à Noiza, en Touraine, près d’Amboise, à janvier 1937 à Paris puis Lyon. La dernière mélodie du cycle «Nous avons fait la nuit» est celle composée à Lyon. Le poème d ‹ELUARD est un chef d’oeuvre d’intimité amoureuse. Il débute dans le silence pour s’épancher progressivement et s’épanouir en faisant éclater l’émerveillement et l’intensité de l’amour.

«Nous avons fait la nuit je tiens ta main je veille

Je te soutiens de toutes mes forces

Je grave sur un roc l’étoile de tes forces

Sillons profonds où la bonté de ton corps germera

Je me répète ta voix cachée ta voix publique

Je ris encore de l’orgueilleuse

Que tu traites comme une mendiante

Des fous que tu respectes des simples où tu te baignes

Et dans ma tête qui se met doucement d’accord avec la tienne avec la nuit

Je m’émerveille de l’inconnue que tu deviens

Une inconnue semblable à toi semblable à tout ce que j’aime

Qui est toujours nouveau.»

Les deux amants ont éteint la lumière, «fait la nuit», l’homme «tenant la main «de la femme et la «soutenant de toutes ses forces», cependant qu’il se remémore toutes ses qualités humaines et que peu à peu elle s’évade dans le sommeil, devenant une inconnue «semblable à elle-même», incarnant «tout ce qu’il aime» qui, «merveilleusement», est nouveau. La mélodie s’apparente à la première du cycle dont elle reprend le mouvement de croches au piano, le motif transformé des premières mesures, le balancement d’octaves, la pédale de do qui l’ouvrait et la terminait. Syllabique, elle cherche à se couler dans le moule du vers et en, extériorise l’expressivité. Le postlude prolonge l’émotion du cycle tout entier; la musique demeure seule mais complètement pénétrée du poème et consacre le pouvoir poétique du piano.

Olivier MESSIAEN (1908-1992), dont l’idéal est «une musique vraie, c’est à dire spirituelle, une musique qui soit un acte de foi, une musique qui touche à tous les sujets sans cesser de toucher à Dieu, une musique originale enfin, dont le langage pousse quelques portes, décroche quelques étoiles encore lointaines», accorde une grande importance à la mélodie, qu’elle soit vocale ou instrumentale : «Primauté à la mélodie... La mélodie est point de départ! Qu’elle reste souveraine! Et quelle que soit la complexité de nos rythmes et de nos harmonies, ils ne l’entraîneront pas dans leur sillage, mais au contraire lui obéiront comme de fidèles serviteurs...».

MESSIAEN compose les Cinq Rechants à Paris, en 1948, pour douze voix mixtes (3 sopranos, 3 contraltos, 3 ténors, 3 basses). Le poème, écrit par MESSIAEN lui-même, utilise le langage surréaliste dont le texte exalte les symboles de l’amour (Tristar et Yseult, Viviane et Merlin, Orphée... ) et une langue imaginaire faite surtout de syllabes choisies soit pour la douceur ou lé violence de leur attaque, soit pour leur aptitude à donner la prééminence au rythme. C’est une fantastique alternance d’images poétiques empruntées aux grands mythes de la culture occidentale et de passages en langue inventée rappelant les sonorités di sanscrit.

Les douze voix sont utilisées de façons diverses : solo, duo, trio, quatuor, tutti (parfois à douze voix réelles). L’écriture vocale est d’une extrême difficulté (mais toujours «chantable»). L’écriture polyphonique rend la compréhension du texte malaisée à l’audition bien que les phrases -clés soient toujours énoncées avec une clarté maximale.

La première pièce de Cinq Rechants plante le décor et situe les amants hors d’atteinte des contingences. Après une courte introduction en langue imaginaire «ayo, kari, ama, lali lali lali la, a, you)»), le rechant dit «Les amoureux s’envolent Brangien dans l’espace tu souffles / Les amoureux s’envolent vers les étoiles de la mort» : il s’agit, selon MESSIAEN lui-même, d’une allusion aux tableaux de Marc CHAGALL car la toute puissance de l’amour abolit les limites de la pesanteur et de l’espace, et au souffle de Brangine (la Brangane de Tristan et Yseult de Wagner qui, du haut de sa tour, veille sur le repos des amants et les avertit du danger). La mélodie de ce rechant est admirable, avec ses bonds de septièmes et de tritons symbolisant l’envol. Le crépitement des consonnes percutées 1 et k précèdent les furieux ha exprimant l’ardente soif des amants. La deuxième image du rechant est celle-ci : «L’explorateur Orphée trouve son coeur dans la mort». Le premier couplet, à deux voix, d’allure plus douce, plus reposée, édifié sur des déci-tâlas introduit de nouveaux symboles : le château de Tristan («miroir d’étoiles, château d’étoiles, Yseult d’amour, séparé»), la «bulle de cristal» dans laquelle Jérôme BOSCH enferme ses amants. Le second couplet ajoute des voix masculines et un nouveau symbole : «Barbe-Bleue et le château de la septième porte» : la porte interdite de la connaissance. Après le dernier retour du rechant, la coda reprend la vocalise en langue inventée de l’introduction, avec à nouveau la soprano solo.

Pierre BOULEZ (né en 1925) écrit entre 1952 et 1954 Le Marteau sans Maitre : 9 pièces formant 3 cycles basés sur trois poèmes de René CHAR (provenant d’un recueil réunissant des poèmes écrits entre 1926 et 1934): L’Artisanat furieux-Bourreaux de solitude-Bel édifice et les pressentiments. Les cycles ne se succèdent pas mais s’interpénètrent : /\.vant l’Artisanat (instrumental), Commentaire 1 de Bourreaux de solitude (instrumental), L’Artisanat furieux (vocal), Commentaire II de Bourreaux (instrumental), Bel édifice et les pressentiments (vocal), Bourreaux de solitude (vocal), Après l’Artisanat ( instrumental), Commentaire III de Bourreaux (instrumental), Bel édifice et les pressentiments-double- (vocal).

Une analyse de l’oeuvre est impossible à réaliser dans le cadre de cette communication, mais quelques remarques sont indispensables à l’approche de !’oeuvre :

- un seul poème suffit à organiser un cycle

- l’utilisation de la voix est variée :

- dans ‹Artisanat, le poème est véritablement «mis en musique», chanté sans interruption, dans un style orné, accompagné par une flûte seule; c’est le poème qui est au premier plan.

- dans Bel édifice (première version), le poème sert d’articulation aux subdivisions de la forme ; l’importance de la voix n’est plus aussi grande que dans l’Artisanat, il y a partage entre la partie vocale et le contexte instrumental.

- dans Bourreaux de solitude, la voix émerge périodiquement de l’ensemble pour énoncer le texte.

- dans le double de Bel édifice, l’utilisation de la voix change une dernière fois : elle se fond, à bouche fermée, dans l’ensemble instrumental, elle n’articule plus la parole. BOULEZ écrit à propos de cette pièce : 11 le poème est centre de la musique, mais il est devenu absent de la musique, telle la forme d’un objet restitué par la lave, alors que l’objet lui-même a disparu, telle encore la pétrification d’un objet à la fois Reconnaissable et Méconnaissable».

- l’émission de la voix va du chanté au parlé.

- l’instrumentation est confiée à six instrumentistes qui jouent : flûte en sol, alto, guitare, vibraphone, xylophone, diverses percussions. Les instruments sont choisis pour encadre une voix d’alto, donc de tessiture moyenne. Ils sont liés les uns aux autres et à la voix : voix et flûte sont liées par le souffle et la monodie, flûte et alto par la monodie, alto en pizzicatti et guitare par les cordes pincées, guitare en résonance et vibraphone par la vibration prolongée, le vibraphone lorsque les lames sont frappées sans résonance s’apparente au xylophone ; quant à la percussion, elle est complémentaire et s’insère dans les silences.

- en ce qui concerne la forme, les pièces sont de durée et d’importance inégales ; la dernière pièce mêle des éléments tirés des trois cycles pour clôture !’oeuvre.

- Les rapports du poème et de la musique sont traités de f façon nouvelle : le poème sert de noyau à la musique. Les trois poèmes sont très courts, reflétant parfaitement l’expression concentrée de la poésie de CHAR ;la densité du matériel poétique permet de greffer des structures musicales destinées à s’accroître et à proliférer.

L’ARTISANAT FURIEUX

La roulotte rouge au bord du clou Et cadavre dans le panier

Et chevaux de labour dans le fer à cheval

Je rêve la tête sur la pointe de mon couteau le Pérou.






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