Une expérience thérapeutique du sonore
Isabelle JULIAN & Ophélia AVRON

Entretien realise par Ophelia Avron, psychanalyste de la S.P.P. et psychodramatiste, avec Isabelle Hulian, musicotherapeute en hopitaux de jour (psychiatrie adulte et pedopsychiatrie) et enseignante en Musicotherapie pour les d.u. et master d’art-therapie du centre de formation continue de paris v.
Ophélia AVRON : Dans la mesure où ma propre recherche porte sur les processus participatifs inter psychiques, votre expérience sur le sonore m’intéresse au plus haut point. Nous allons essayer de suivre cette aventure du sonore dans le développement humain, aventure qui assure le passage de la sensorialité sonore et auditive à la communication psychique et à ses éventuels dysfonctionnements.
Pour suivre au plus près votre propre expérience et votre évolution, nous allons commencer par votre expérience de chanteuse, puis votre formation à la musicothérapie et pour terminer votre expérience thérapeutique actuelle avec des psychotiques. Commençons.
Que pourriez-vous dire sur l’expérience du chant qui a été la vôtre pendant plusieurs années et qui étaye en partie votre compréhension actuelle du travail sur le sonore avec des psychotiques ?
Isabelle JULIAN : Ma première recherche vocale, en chant lyrique, s’est toujours doublée d’une recherche parallèle sur la compréhension de ses difficultés. J’ai commencé le chant assez tard et je n’avais pas une voix naturellement bien placée. Cette recherche s’est faite principalement et pendant des années avec différents professeurs de chant, dans le cadre de conservatoires. Par la suite j’ai exploré aussi d’autres voies mais dans un tout autre cadre : un groupe extraordinaire de vingt chanteurs au Théâtre du Lierre. Pendant trois ans, sous la direction de J.Y. Penafiel et M.C. Vallez, la création individuelle et groupale s’y est déployée dans toutes ses dimensions à partir de chants du monde entier apportés par des participants aux techniques vocales très différentes.
Pour en revenir à cette voix lyrique, c’est une voix qui part de la voix parlée, celle qui sert au quotidien, mais qui va être transformée pour s’ouvrir à la dimension artistique du chant. Elle va être développée pour pouvoir être entendue dans un nouvel espace sonore, avec un autre volume sonore, dans une relation spécifique au public. Grâce à un autre, le professeur, on passe dans une nouvelle perspective de communication et pour cela on va changer le placement, l’axe naturel de la voix. D’une certaine façon le professeur nous initie à la perte d’un objet, la voix habituelle, pour en créer une nouvelle, la voix lyrique, par mutation, par transformation.
Cette voix que vous allez modifier, placer différemment, comment la faites-vous entrer en connexion avec votre corps, avec vos étayages corporels ?
Le travail consiste à apprendre à utiliser autrement la capacité et la synergie respiratoires : antagonisme diaphragme/abdominaux, larynx, résonateurs (pharynx et cavité buccale) eux-mêmes couplés par sympathie aux résonateurs crâniens et à tout le squelette. On va propulser l’air expiré avec une autre pression, dans un autre débit, afin d’obtenir une qualité sonore particulière qui fait entrer le corps entier en vibration. Pour accéder à ce chant qui va toucher beaucoup plus loin parce que projeté, on doit ouvrir un espace interne très différent de celui de la voix parlée. La grande difficulté est que le diaphragme n’est pas maîtrisable comme les autres muscles. En forme de coupole à quatre piliers, son mouvement est réflexe et dépend des différences de pression internes et externes. Il n’a pas de système nerveux sensitif et chercher sa libération se fait indirectement en travaillant la posture par le biais des muscles périphériques, antagonistes, par des micros-modifications de la cage thoracique comme par exemple l’écartement des côtes flottantes, et aussi dans la façon d’ « asseoir » le souffle sur le diaphragme et les muscles périphériques. Ni trop raide ni trop souple, cet appui variable est accroché sur le cadre de la cage thoracique, elle-même capable de mobilité. Comme un trampoline, ce soutien permet à la voix de faire tous les mouvements et sauts que le sens et la communication demandent. En résumé, il s’agit d’arriver à un objet transformé à l’extérieur alors que les organes fondamentaux que sont cordes vocales et diaphragme qui créent cet objet sont inaccessibles directement.
Ce qui est intéressant à suivre, c’est que cette transformation physique et psychique, ici votre voix, réclame en fait la participation d’autres parties du corps et d’autres fonctions : la respiration, la musculature, le diaphragme, les résonances crâniennes …. c’est une sorte de synergie psychosomatique en mouvement. Déjà on se rend compte qu’une transformation ne peut se réaliser qu’avec une participation psychosomatique globale.
Jusqu’ici, vous avez parlé de la voix mais elle est destinée à l’écoute, celle du chanteur, celle du public. Comment articulez-vous cette autre correspondance du sonore et de l’écoute.
Pendant le travail, l’apprenti chanteur se met à l’écoute de toutes ses perceptions sonores, physiques et commence à se construire une oreille un peu différente. Chaque individu entend sa voix en partie à l’intérieur de son corps (vibration) et en partie à l’extérieur (boucle audio-phonatoire). Cette double transmission osseuse et aérienne explique qu’on ne reconnaît pas sa voix dans un enregistrement car c’est seulement la partie aérienne qu’on y entend. A la réunion de ces deux processus différents va s’ajouter une nouvelle recherche. L’écoute au départ espace de réunification devient, du fait de cette recherche, lieu d’innovation.
Innovation et risque sans doute, comme toute transformation en profondeur ?
C’est pourquoi on a besoin d’un tiers. Un chanteur ne peut pas chanter tout seul avant un certain nombre d’années. Le professeur devient en fait son étayage, son miroir sonore vivant sur lequel toutes les résonances de l’expérience de la constitution de notre premier miroir sonore se superposent. Ce qui intéresse le professeur, c’est la qualité du son, la qualité de la résonance dans le corps de l’élève pour obtenir ce faisceau harmonique un peu particulier, le « singing formant » ou formant du chanteur, dont la particularité est de faire sonner, quelles que soient les notes, certaines harmoniques aiguës et ainsi réussir à « passer » au-dessus d’un orchestre. Ce travail se fait en un perpétuel aller-retour entre le professeur et l’élève. Plus on arrive à construire l’assise intérieure, plus la voix part à l’extérieur. Mais de façon paradoxale, plus on va vers l’aigu moins on l’entend à l’intérieur. D’où la nécessité de quelqu’un à l’extérieur pour l’entendre et de passer par cet autre, indispensable pour conduire à l’autre tiers formé par le public, l’espace culturel, etc.
Nous arrivons ainsi au groupe, au public qui va recevoir votre voix. Une nouvelle relation interactive se met en place.
Cette recherche est tout le contraire d’un autisme ou d’un narcissisme qui fonctionnerait en circuit fermé (mais avec le danger de s’y perdre au passage). Plus on est en lien avec l’extérieur, plus on est amené à faire de nouveaux liens avec son corps, à construire de nouveaux agglomérats perceptifs, sensoriels sans cesse remis sur le métier. Cela revient à changer son centre de gravité pour trouver un accès différent à l’autre, mais aussi, à travers l’autre, à avoir accès à une autre partie de soi-même. Ce n’est plus le moi traditionnel qui est là mais une autre personne qui se façonne petit à petit. Bien rester dans son corps mais « décentré », centré ailleurs : c’est cela qui nous fait accéder à un minimum de valeurs groupales communes.
Votre expérience du chant lyrique nous a montré la complexité, la multiplicité des facteurs qui sont en route … C’est le corps vivant qui doit se mettre à la disposition de la voix, la transformer et la mettre en contact avec le public. Mais vous faites aussi de l’improvisation. Qu’est ce que cette expérience vous a apporté ?
Tout ce que j’ai décrit jusqu’ici, c’est pour obtenir une qualité de voix qui corresponde à un certain répertoire : l’individu doit se fondre dans une certaine façon de chanter pour unifier les différents registres de sa voix. Une autre façon d’explorer la voix et l’espace sonore c’est effectivement de travailler l’improvisation. Nous sommes cinq à improviser : clarinette, trombone, piano, flûte et voix. Il n’y a plus de partitions et il faut aller trouver l’inspiration ailleurs. Cela met d’autres processus en jeu, très différents. Ce que l’on va entendre dans l’improvisation, de quelque point de vue que l’on se place, c’est avant tout une trame énergétique en train de se créer à partir d’un processus associatif individuel en même temps que groupal. Une trame énergétique sur laquelle du code, du sens vont pouvoir se chercher, se trouver, se déployer. Je devrais dire des codes, des sens successifs au gré des associations qui se croisent et éventuellement s’y rencontrent. Chacun crée des allers-retours incessants entre soi, la trame générale et ce qu’on entend des différenciations de sons de l’un et de l’autre.
Que dire encore de cette trame énergétique commune indispensable pour que chacun puisse s’exprimer ?
Il faut un minimum d’énergie, de désir, pour passer de son univers interne à ce qu’est l’univers pluriel. On peut aussi ne pas être inspiré et attendre qu’une association nous vienne de la trame énergétique mise en route par les autres, mais il faut finir par prendre le risque, à un moment où à un autre, de sortir de son univers individuel. Même en solo c’est toujours dans un désir de rencontre avec le public. En groupe on est obligé d’être à la fois dans son univers et dans l’univers des autres. Mais les autres c’est quoi ? C’est un tissage mouvant, c’est l’un puis l’autre, l’un et l’autre, l’un face aux trois autres, et nous dedans, contre, à côté, en-dessous, au-dessus, etc. : multiplicité à l’œuvre un nombre incalculable de fois par seconde. Est-ce que notre oreille entend tout ? Comment entend-elle ? Un coup elle entend la verticalité, un coup elle entend du silence, un coup elle entend toutes les superpositions rythmiques, un coup elle entend l’espace, un coup elle entend le phrasé de l’un ou de l’autre … L’oreille se promène en fonction de ce que chacun cherche à faire : elle devient totalement libre. Tellement structurée et travaillée avant, elle ne va plus entendre que des sortes de crêtes ou de points de rencontre qui se font et de se défont dans un perpétuel mouvement d’avancement.
Jusqu’à maintenant vous n’aviez pas encore parlé de l’instrument.
Je suis une ancienne instrumentiste. Ma mère chantait, jouait du piano. Depuis l’enfance, j’ai fait du piano et aussi, dans un esprit de formation globale, beaucoup de déchiffrage chanté accompagné au piano. Sans en être consciente à l’époque, je suivais très bien tout le discours musical dans sa verticalité et m’amusais beaucoup des pistes harmoniques plus ou moins prévisibles des compositeurs. Mon professeur Madame Vuillermoz avait, en tant que professeur de solfège au Conservatoire de Paris, une collection incroyable de partitions. Je me souviens de cela avec beaucoup d’émotion : c’était un des rares endroits où mon univers énergétique «complet» avait non seulement le droit d’exister mais s’y trouvait encouragé dans un univers très codifié, très structuré, très contraignant et pourtant très créateur. Plus on travaille d’abord la structuration, plus on peut essayer de se rapprocher de la liberté.
On a suivi votre expérience du chant et votre travail d’improvisation à plusieurs. On est ainsi passé au groupe, à la création commune.
Effectivement une improvisation, c‘est véritablement une création commune : ça peut aussi ne pas marcher, être chaotique, ne pas prendre, déboucher sur rien dans l’immédiat, etc.
Ce sont tous les risques de la création …
Mais arrive aussi la merveille de découvrir, y compris dans son propre jeu, des choses impossibles à imaginer tout seul. Tout en gardant son identité première, on s’enrichit des autres, par les autres, et on peut découvrir des lieux internes inconnus.
Pourrions-nous passer maintenant à votre décision de devenir musicothérapeute. Nouvelle expérience tout à fait différente puisqu’elle est destinée à être utilisée pour des patients. Comment l’avez-vous abordée ?
La musicothérapie est venue concilier mes différents espaces de travail: travail instrumental et musical, travail psychanalytique, travail vocal, travail énergétique et corporel, espace professionnel, etc. A un moment de ma vie j’ai voulu utiliser tout cela d’une autre façon et passer à une autre dimension. Après une première expérience professionnelle de chant prénatal où le but annoncé était entre autres le travail du lien post et pré natal, je me suis retrouvée face à des patients psychotiques en groupe. C’est pour m’adapter au contexte de la psychose que j’ai dû accepter d’abraser momentanément tous mes acquis. Il me fallait recréer un nouveau point d’équilibre inédit à partir duquel je puisse reconstruire mon travail pour ce cadre particulier. La rencontre très fructueuse durant mes études de musicothérapeute avec les théories d’Edith Lecourt2 s’est produite exactement au bon moment. D’autant plus qu’à travers cet univers théorique, je pouvais enfin remettre mon expérience analytique et mon expérience sonore et musicale, dans une perspective commune.
Cette expérience avec les psychotiques vous confronte au problème fondamental de la communication. Ecouter c’est aussi désirer répondre. Si ce désir est absent ou fourvoyé, comment allez-vous utiliser le son ?
Ce qui a été une révélation au départ, c’est de voir des corps statiques assis en face de moi, plus précisément des ventres morts, des diaphragmes qui ne bougeaient plus. Il m’a fallu beaucoup d’années pour élaborer cette vision qui est venue s’inscrire directement en moi. Transfert et contre transfert ont commencé de diaphragme à diaphragme, partie corporelle du transfert dont on ne parle pourtant jamais ou si rarement dans les supervisions3. Autour de moi, chez les professionnels, c’est un sujet qui n’est pas abordé parce qu’il n’est pas perçu, mais venant de la sphère du chant, ça m’a sauté aux yeux !
D’autres professionnels abordent la psychose d’une toute autre façon, il est intéressant que vous en parliez à partir de ces diaphragmes sans vie et de votre contre-transfert de diaphragme à diaphragme !
Lorsque tout le corps est figé, clivé, c’est qu’il a des raisons cachées, peut-être explosives de ne pas communiquer. Remettre cette trame en mouvement, remettre de la vie, de l’énergie, refaire que ça pulse, ça peut être dangereux. Les patients m’ont aussi appris cela. Lorsque quelqu’un a fait un passage à l’acte terrible, ça montre justement que l’énergie n’a pas du tout été maîtrisée, ni au niveau du diaphragme ni au niveau de la psyché : sans aucune contenance, du pulsionnel totalement dissocié est monté directement à la « tête » ! Alors remettre de l’énergie en route ça peut, à juste titre, faire très peur. Dans un premier temps il faut surtout envisager de remettre en route de la maîtrise et de la sécurité !
La voix met directement en lien avec le corps et donc avec ses clivages alors qu’on peut jouer d’un instrument en étant morcelé. On en joue peut-être mal mais on peut jouer et l’instrument a son existence propre, indépendamment de ce que chacun peut en faire. Dans le travail vocal, les difficultés de structuration psychique émergent beaucoup plus rapidement et surtout, ont des conséquences directes sur le travail corporel et musical. Je n’ai pas pris le risque de commencer mon travail de musicothérapeute avec la voix car je ne connaissais pas encore suffisamment la psychose (l’apprentissage intellectuel de la pathologie est nécessaire mais ne suffit pas). Dans les prises en charge individuelles d’enfants, je me permets beaucoup plus de choses. Je peux improviser des réponses vocales, si cela a du sens évidemment. Je l’ai fait l’autre jour avec un petit garçon: comme une sorte d’interprétation, j’ai mis du «pulsionnel vocal» en vibration dans la pièce. Il s’est immédiatement emparé de la vibration proposée, est venu se mettre en résonance dans cet espace tiers vibré en chantant avec beaucoup d’énergie, comme une sorte d’aboutissement à notre travail thérapeutique. Je n’aurai pas pu faire cela il y a un an.
Quelle différence faites-vous dans votre travail sonore en recherche de communication lorsque vous travaillez avec un seul patient ou avec un groupe ?
Le travail individuel est très intéressant et indiqué pour les patients qui peuvent supporter une situation duelle (résonances maternelles importantes). Dans le passage au groupe, la pathologie devient la valeur identificatoire et fondatrice du groupe. Quel que soit le matériel utilisé dans la création sonore des patients du groupe, quelle que soit la qualité de la trame sonore groupale (bourrée, morcelée, bétonnée, …), ce qui est important c’est qu’ils puissent mettre à l’extérieur, projeter l’énergie qui est considérée habituellement comme pathologique au niveau individuel.
Pourriez-vous développer cela ? S’agit-il de la création d’une énergétique groupale nouvelle ?
Ce qui se produit à ce moment-là , c’est un renversement, un retournement. Par exemple, si quelqu’un a un accès maniaque dans le son, pour les autres ça peut être insupportable. Mais en même temps, c’est une énergie très forte qui, du coup, alimente le groupe. Ce qui est considéré comme pathologique en solitaire ou dans un groupe normal devient, dans un groupe de psychotiques, matière première à sculpter et valeur fondatrice. Dans ce cas l’énergie a le droit d’exister comme matériau brut de départ. Le travail consistera ensuite à modeler cette matière en fonction de soi, en fonction des autres, en fonction de l’objectif relationnel recherché et aussi de modeler cette matière sonore à tous les niveaux sensori-psychiques.
Autrement dit, une expression maniaque individuelle, dans un groupe à faible énergie ou en état de manque peut devenir motrice du travail groupal ?
Oui, on voit justement là le clivage entre l’énergie fondamentale et l’énergie qui relèverait de la libido : elles n’ont pas trouvé à se tricoter ensemble ! En atelier, on tente de remettre en route des processus énergétiques de fond, mais si on remet cette énergie en route, il va falloir l’élaborer ! A travers les patients avec qui j’ai travaillé, la psychose reste fondamentalement un problème de relation à l’autre et au groupe. En travaillant le sonore en groupe, l’énergie fondamentale difficile ou impossible à exprimer individuellement s’assemble aussitôt et malgré soi avec celle des autres. Cela donne, tout à coup, le droit d’exister, dans un autre miroir, sonore et groupal. C’est ce que m’ont si souvent dit les patients : ici on a le droit d’exister, on peut faire des choses qu’on ne peut faire nulle part ailleurs ! Pas n’importe quoi pour autant, je n’oublie jamais que cette expérience, liée au cadre institutionnel, est à articuler à tous les espaces thérapeutiques sous peine d’entretenir savamment des clivages pathologiques.
Bien sûr, on ne va pas laisser le jeu maniaque s’installer, ce serait épuisant pour tous. Pour cela, on peut commencer à parler non de l’individu, mais de l’instrument dont il joue et introduire ainsi un début de séparation entre l’individu et l’objet sur lequel il se projette dans le morcellement. Est-ce que le tambour « peut jouer », peut être joué pianissimo ? Est-ce qu’on peut seulement le frapper ? Toujours de la même façon ? Y a-t-il moyen de le gratter, de le caresser ? Ou bien, autre tentative : s’il y avait un bébé endormi dans la pièce, comment jouerait-on pour ne pas le réveiller ? Etc. Chaque essai produit une nouvelle résultante : c’est le début d’un travail de reconstruction du rapport d’un individu à un objet tiers et cela se fait par le biais de l’apprentissage de la structuration superposée du geste et de l’écoute. Cela va susciter des mouvements dans le groupe et les transferts collatéraux sont très importants. Lorsqu’un patient complètement effondré dit à un autre en phase d’excitation ou en pleine crise d’angoisse : « Mais quelle belle énergie tu as, comme j’aimerais en avoir un tout petit peu comme ça ! », celui qui a une énergie maniaque expérimente une contenance humaine et groupale d’un autre type. Si habituellement il a du mal à se reconnaître dans une parole extérieure qui lui dit d’une façon logique, de se calmer, de se taire et même éventuellement qu’on va l’aider à se contenir, là , dans un cadre tenu serré, élaboré avec une équipe au sein de l’institution, on peut lui dire : on veut bien de ton énergie pour la contenir, la faire travailler, la faire évoluer ici et ensemble. D’un autre côté, celui qui manque d’énergie peut être remarqué pour sa douceur. Chacun découvre qu’il n’est pas seulement qu’un malade ! Le travail cherche à réunir, réharmoniser l’écoute interne (le ressenti, la pathologie) à l’écoute externe (le tiers, la parole des autres, l’institution)4. On ne renvoie pas l’individu à sa déficience, à ses difficultés à gérer seul son monde interne mais on l’accompagne dans cette partie de lui pour en faire tout de suite, ici et maintenant, quelque chose d’autre.
Votre expérience sonore vous a d’abord profondément mise en contact avec cette énergie interne qui cherche à se mettre en lien avec celle des autres à travers les sons, la voix, la musique, les instruments. Votre expérience thérapeutique vous a ensuite permis d’exercer votre sensibilité pour entendre dans le chaotique sonore ou dans le presque inexistant, ce qui cherche à faire lien ou à l’éviter ? Comment entendez-vous cela ? Quelles sont vos interventions ?
Par exemple si des gens se mettent à jouer ensemble et que personne ne s’écoute, j’entends dans le résultat sonore qu’ils ne s’écoutent pas, que les sons sont agglomérés ensemble, sans rythme, sans organisation harmonique ou mélodique, et surtout sans espace, car la marque de fabrique des psychotiques c’est qu’il n’y a pas d’espace. Au démarrage, l’espace sonore est littéralement bourré de sons. N’importe quels sons … du son à n’importe quel prix !
J’ai fait la même constatation au niveau psychique. Il n’y a pas l’espace pour écouter l’autre, pour répondre. Il faut envahir ou s’isoler.
Lorsque vous évoquez «La pensée scénique»5, je la fais correspondre à l’espace sonore qui pour moi est très important. Je vois tout de suite s’il y a de la place, de la profondeur de champ ou si c’est écrasé : tout cela me « parle ». Comment je peux remédier à cela ? Difficile … c’est déjà en partie modifié par le simple fait de mettre le son à l’extérieur : ça forme un timbre mouvant qu’on enregistre et qu’on écoute. Le cadre favorise la mise en espace et la temporalité. Ce qui est considéré comme mauvais par l’entourage habituel se révèle ici positif, «entendable» : on l’exprime ensemble, on peut même se reconnaître des similitudes.
Ils mettent en place l’espace du groupe, de leur groupe.
Espace groupal bourré à craquer, sans silence, sans souffle … Comment trouver des ruses ? J’ai introduit de petits jeux au protocole de communication sonore6 développé par E. Lecourt où, à partir de la proposition «Tenter d’entrer en relation par le biais des sons», quatre étapes se succèdent : production, verbalisations, écoute de l’enregistrement de la production, et à nouveau verbalisations. Mon oreille entend ce qui manque : alors je propose et eux disposent. Par exemple, après que chacun ait fait entendre son instrument en solo, on va faire en sorte qu’un seul soit entendu au premier plan. Il démarre, les autres le rejoignent successivement mais on devra toujours entendre celui qui a démarré. Chaque membre du groupe peut ainsi faire cette expérience d’être lui-même tout en étant porté par les autres, sans avoir été forcé à communiquer (ce qui pourrait faire fuir d’emblée). C’est aussi que, mine de rien, tous les autres vont être obligés de « mettre un bémol » à leur activité : ils vont devoir essayer de maîtriser, chacun à leur façon, leur production. Pour cela, ils devront mettre en route leur écoute !
Autre situation, lorsque le patient prend le même instrument pendant trois mois, je vais proposer à tous d’expérimenter le même instrument, une sanza par exemple ; j’en ai toute une collection et chacun peut en prendre une, différente des autres. Je ne dis pas « Monsieur X, cela fait dix fois que vous prenez le même instrument » ou bien « vous êtes le seul à reprendre le même objet tout le temps ». Au contraire, je pense que cela a du sens de se coller à un instrument par sécurité et je veux simplement lui donner l’occasion d’en expérimenter un autre. Ensuite il pourra revenir, s’il le veut, à son hochet. Je ne décide jamais à leur place ; je propose seulement d’ouvrir sur un espace commun agrandi où l’univers de chacun devient une réelle source de jeux pour tous.
L’objectif thérapeutique si je comprends bien est de faire expérimenter, à travers les sons émis et entendus, un espace nouveau avec les places différentiées de chacun et leur mises en écho ?
Il y a de la place entre eux et il y a l’objet instrument qui peut favoriser des expressions différentes pour acquérir des valeurs identificatoires communes sans pour autant perdre son identité. Certains se découvrent une énergie très différente de celle qu’on leur connaît habituellement. Et que ce soit aussi les partenaires qui puissent le remarquer est très important car c’est bien la preuve d’être devenu « entendable ». Le travail sur le son de l’instrument apprend à entendre autrement : il y a le son aérien qui revient par l’extérieur dans l’oreille, et il y a aussi l’autre partie vibratoire du son qui touche directement le corps, la main de l’instrumentiste. Un nouveau point de gravité déplacé est ainsi mis au centre pour tout le monde, à partir d’objets externes. Chacun va expérimenter son jeu instrumental en pouvant s’appuyer dessus. A partir de cet axe commun, tout en participant à faire émerger celle du groupe, chacun va faire émerger sa propre enveloppe individuelle et va pouvoir la retravailler. L’enveloppe groupale qui en résulte pourra alors être sculptée, peu à peu, dans un perpétuel aller-retour à partir de la pathologie des enveloppes individuelles. Et lorsqu’un participant arrive à « réparer » son enveloppe individuelle, je l’entends immédiatement dans le jeu sonore parce qu’il devient musical !
J’ai envie de vous poser une question sur la possibilité ou non d’une interprétation quasiment analytique du son. Entendez-vous parfois à travers ce que font les patients avec le son quelque chose de leur histoire psychique, éventuellement traumatique, éventuellement discordante ?
Prenons un exemple dans un travail de groupe. Une patiente maniaco-dépressive n’a pas réussi à entendre sa participation dans la production sonore collective où les autres instruments étaient beaucoup plus puissants, et n’a pas pu le verbaliser. L’écoute de l’enregistrement a confirmé qu’effectivement « on » ne l’entendait pas. Lorsqu’elle l’a elle-même verbalisé, j’ai entendu dans la qualité de sa voix et surtout dans le silence qui a suivi, un véritable effondrement psychique : j’ai littéralement entendu l’énergie quitter son corps. A tel point qu’il était impératif d’opposer de la contenance à ce mouvement interne. La patiente ne s’était pas retrouvée dans l’enregistrement, non seulement parce que son instrument était d’un volume trop faible par rapport aux autres instruments, mais aussi parce que le groupe, partie prenante, n’avait rien fait sur le moment pour qu’elle soit mieux entendue. Le miroir sonore proposé par le tiers enregistreur lui a confirmé d’une façon tout à fait neutre, la justesse de ses perceptions et de ses ressentis successifs : de toutes façons on ne l’entendait pas !
Alors qu’est ce que j’ai fait ? J’ai cherché à répondre à ce que j’avais «entendu» avec « mes » outils, et à partir du travail rigoureux effectué sur soi il faut alors pouvoir faire confiance à son propre inconscient. L’idée qui m’est venue, c’est de faire circuler quelque chose de cette patiente, son instrument, la kora. J’ai dit à tous : c’est vrai, cette kora, on ne l’entend pas ! Pour la faire circuler, nous avons fait cinq prises de son d’une minute à peu près. Chacun jouait de son instrument mais tous lâ€