Commentaire de l’argumentaire n° 2 de Mohamed ZINELABIDINE sur le Think Tank ICESCO
« La culture pour repenser le monde »
Gérard PELÉ Professeur Émérite Université Paris I- Panthéon Sorbonne
En premier lieu, il faut rappeler que Fukuyama s’est servi d’une notion proposée par Hegel pour faire l’hypothèse d’un accomplissement du destin de l’humanité dans La phénoménologie de l’esprit, ayant ensuite transposé cette idée dans son Esthétique. Il ne faisait lui-même que réactiver les récits eschatologiques de la tradition juive, puis chrétienne, avec l’idée d’une apocalypse qui marquerait la fin de l’histoire terrestre et l’accession au « royaume » céleste. Il s’agit dans tous les cas de conceptions « finalistes » du monde et, par conséquent, de la quatrième cause de la Physique d’Aristote, autrement dit de la dimension métaphysique du monde à laquelle l’entendement humain n’a pas accès. Dans sa transposition à l’histoire des arts, Hegel évoquait leur perfectionnement au cours de trois périodes : symbolique, classique, romantique. Dans ce dernier moment, les pratiques artistiques se détacheraient de leurs contenus concrets pour atteindre à une expression purement spirituelle qui, soit dit en passant, pourrait être comparée à l’aboutissement du « chemin de l’amour » dans Le Banquet de Platon. Or Hegel n’était probablement pas plus dupe de cette utopie que de sa version politique – et guère plus que ne l’était Platon lui-même. De fait, les pratiques artistiques se sont poursuivies et, à la suite des avant-gardes en occident, la postmodernité n’a cessé de réactiver toutes les formes d’art de toutes les époques en renouvelant simplement leur scénographie. La fin de l’histoire de l’art n’est donc ni la fin de l’histoire des arts, ni celle de l’art puisque sa production se poursuit et qu’il n’y a aucun indice de cessation de cette activité, ni même d’une pause. Par ailleurs, Fukuyama n’a lui-même rien fait d’autre que de recycler, en postmoderne qu’il était, une utopie reposant sur des événements tout à fait conjoncturels, comme la fin de quelques dictatures en Europe, en Amérique Latine, ou le déclin de l’Union Soviétique, concluant que la démocratie libérale et l’économie de marché s’imposeraient partout, et à tous, comme l’accomplissement de « l’essence de l’homme ». Jacques Derrida, en 1993, estimait ainsi que Fukuyama avait mésinterprété le concept hégélien de « fin de l’histoire », en rappelant que les thèmes eschatologiques de la fin de l'histoire, de la fin du marxisme, de la fin de la philosophie, des fins de l’homme, etc., étaient en débat dès les années 1950, et qu’il était déjà bien reconnu que la conception finaliste de l’humanité n’était qu’une métaphysique sans autre fondement que d’ordre théologique, et constamment démentie par les faits : production artistique croissante et marché de l’art florissant – et spéculatif ; conflits perdurant et nouveaux conflits surgissant continûment. Admettons avec Fukuyama que la formule du « choc des civilisations » de Samuel Hutington était « douteuse », car elle était, et reste en effet bien propre à exciter l’agressivité de tous ceux qui se sentent menacés dans leur identité, et ils sont de plus en plus nombreux. Mais c’est précisément pour cela qu’il est impossible de tenir pour de simples épiphénomènes transitoires les actions terroristes, quelles que soient leurs motivations, au prétexte qu’à la fin la modernisation accomplira son « épiphanie », que nous en comprendrons l’essence et en accepterons les conséquences de pacification de toutes les relations. En réalité, seule la mort réaliserait cette parfaite ataraxie. En attendant l’entropie et son « repos éternel » dans la « félicité de la contemplation du Beau » dont on n’a jamais vu la couleur, il reste possible de s’en tenir au principe de « réalité suffisante » que Clément Rosset exposait dans son Idiotie du réel, et que Robert Filliou avait, pour sa part, mis en acte avec des « exercices spirituels » inspirés de ceux d’Ignace de Loyola, avec également son principe d’équivalence entre le « Bien-fait », le « Mal-fait » et le « Pas-fait ». C’est la notion « d’autrisme » : « quoi que tu fasses, fais autre chose ». Et, étant entendu que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », il ne saurait être, pas plus que la recherche, le privilège de ceux qui savent : « dès lors que nous portons notre attention sur quelque chose que nous ne connaissons pas, nous faisons de la recherche ». La même idée peut s’appliquer à l’art, et cela suppose nécessairement que nous nous intéressions aux autres que nous ne connaissons pas et à ce qui les anime, à leurs cultures, car ils en sont les supports vivants, donc les plus aptes à nous en faire éprouver la substance. Mais tout cela suppose un principe de réciprocité comme celui qui a été théorisé par Ivan Illich dans Une société sans école : c’est-à-dire dans une abolition de toute hiérarchie. Or, ce qui peut être obtenu dans la pratique de « l’autrisme », dans une relation singulière, ne l’est plus aussi aisément dans une esthétique ou dans une culture : l’esthétique tend à intégrer tout ce qui tendrait à lui échapper, comme le montre par exemple l’exposition d’œuvres de malades mentaux. Le monde de l’art a besoin de marginaux tels que « l’anormal » ou le « primitif » qui légitiment un relativisme permanent des valeurs et révèlent l’arbitraire des normes avec lesquelles nous devons vivre. La peur qu’ils inspirent ou qui est inspirée par les médias vient confirmer à rebours la nécessité de telles normes pour le maintien d’un ordre du sens, ou de l’ordre tout court. Tout peut donc être objet de diffusion ou d’exposition, tout peut être objet de musée, et la culture, comme machine d’intégration et de reproduction, est une gestion du goût par absorption de toutes les limites, de toutes les marges. On peut toujours faire croire que c’est une manière de dévoiler au public les aspects les plus cachés et les plus inattendus de la création des hommes, mais, ce qui a triomphé, c’est le pouvoir d’une esthétique universelle capable d’assimiler tout ce qui pourrait fuir de ses propres interstices. Pour échapper à cette fatalité, « la culture » doit, par conséquent, en permanence se déphaser d’elle-même, et les cultures « différentes » sont les opérateurs efficaces de cette nécessaire « déconstruction », à condition bien sûr que, comme je l’ai déjà dit, il y ait réciprocité. Alors, les cultures pourraient dialoguer en évoluant sans se confondre, sans qu’aucune ne soit dominante, ni même assimilatrice.