La Fabrique de l'oubli
- Frank Pecquet
- May 9
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Pr. Frank Pecquet
Université Paris I-Paris Sorbonne
Compositeur, Professeur en art et informatique à l'Université Paris1 Panthéon-Sorbonne. Membre de l'Institut Acte – Art Esthétique Théorie Culture.
La Fabrique de l'oubli
L'institutionnalisation de la culture revient aujourd'hui au cœur des débats, relancée avec force lors du Forum de l'ICESCO, où il semble que, par la voix de son porte-parole Zine El Abidine, l'organisation tente de rappeler les chemins complexes et souvent arides qu'elle a dû traverser pour se faire reconnaître comme un droit fondamental. Loin d'être un simple outil de valorisation du patrimoine, elle porte en elle les germes d'une sélection normative. En cherchant à inscrire dans les cadres de l'État les modèles culturels jugés « légitimes », elle exclut de fait les voix dissidentes, les pratiques marginales, et tout ce qui ne correspond pas aux idéaux républicains ou au projet sociétal dominant. L'Histoire regorge d'exemples de cette instrumentalisation : en France, il a fallu près de deux siècles, du rapport de Condorcet en 1792 au décret de Malraux en 1959, pour que la culture soit érigée en droit et qu'elle trouve sa place dans les politiques publiques. Mais ce chemin, tel que le rappelle Zine El Abidine, n'a jamais été neutre. L'institutionnalisation est un acte de pouvoir, un filtre qui décide de ce qui est digne de mémoire et de ce qui doit tomber dans l'oubli.
Cette réflexion, je l'écris depuis l'Université Paris 1, en conscience des enjeux qui se jouent à l'échelle internationale. Cette logique ne s'applique pas seulement à l'Europe. En Afrique et en Asie, les enjeux diffèrent, mais les mécanismes restent les mêmes. Là, l'institutionnalisation se heurte à un double impératif : préserver un patrimoine souvent menacé par la globalisation tout en résistant à l'hégémonie culturelle occidentale. Il semble que l'ICESCO, par ses programmes, tente de pallier cet effacement progressif des identités culturelles en soutenant les productions locales, en encourageant les jeunes créateurs à s'emparer de leurs héritages, à les transformer, à les sublimer. À titre d’exemple, des initiatives récentes menées au Maroc ou au Ouzbékistan, qui valorisent les langues et traditions orales minoritaires, montrent à quel point les dynamiques culturelles locales nécessitent des soutiens institutionnels souples, adaptés aux réalités de terrain. Mais malgré ces efforts, la pression uniformisante des industries culturelles demeure. Les plateformes numériques, les majors de la musique ou du cinéma, et l’omniprésence du soft power américain façonnent un imaginaire globalisé, où les récits formatés dominent l’espace public mondial, marginalisant tout ce qui résiste à ces logiques.
À cette domination s'ajoute ce que j'appelle une dictature culturelle moderne, particulièrement visible aux États-Unis. L'éducation, jadis flambeau de la pensée critique, se voit aujourd’hui réduite à un instrument d’employabilité. Le recul des enseignements en sciences humaines, la fermeture de départements entiers dans les universités publiques — comme cela s’est vu récemment dans l’Iowa ou en Floride — illustre cette dévalorisation programmée du savoir critique. Ce qui pousse à réfléchir, ce qui incite à questionner, est relégué aux marges, étouffé sous le poids d'une marchandisation du savoir. Et tandis que l'école se replie sur ses impératifs économiques, la recherche, quant à elle, est méthodiquement saccagée : budgets amputés, programmes avortés, initiatives bridées. La science, porteuse de transformations sociales, est ainsi condamnée à l'immobilisme, étouffée dans l'œuf par l'asphyxie financière. Cette stratégie est d'autant plus pernicieuse qu'elle vise à écarter toutes les recherches qui dénoncent les catastrophes écologiques et l'hyperproductivité polluante de l'industrie. Aux États-Unis comme ailleurs, les études critiques sur le climat ou l’environnement sont de plus en plus reléguées aux marges. À titre d’exemple, certains think tanks financés par des lobbys industriels ont réussi à faire suspendre des projets sur les effets sanitaires des microplastiques, ou à retarder la publication de rapports sur l’impact écologique de la fast fashion. C’est une normalisation de la pensée, soutenue par un complotisme réducteur qui cherche à désamorcer toute critique contre l’industrie polluante. Un béotisme institutionnalisé, un écrasement de la capacité à imaginer d'autres possibles, à résister à l'hégémonie industrielle.
Cette standardisation culturelle ne s'arrête pas là. L'avènement de l'intelligence artificielle, présentée comme un outil démocratique et accessible, participe en réalité à un nivellement global des savoirs. Les algorithmes, fondés sur des modèles prédictifs, tendent à formater les productions artistiques selon des critères de popularité et de profitabilité. Sur les plateformes de diffusion musicale ou de création visuelle, comme Spotify ou Midjourney, les recommandations favorisent les tendances dominantes, étouffant les voix singulières. L'IA, dans sa structuration même, privilégie les récits dominants, excluant progressivement les voix dissidentes et marginales. Ce phénomène amplifie l'homogénéisation culturelle, renforçant l'idée qu'une production standardisée est synonyme de qualité artistique. Ainsi, les œuvres qui ne correspondent pas aux schémas globaux sont invisibilisées, reléguées à des marges de plus en plus étroites.
Dans ce mouvement de résistance, l'appel de Zine El Abidine lors du programme ICESCO Creative résonne comme une promesse : New Art, New Heritage. Cette vision, ouverte à de nouvelles créations, de nouvelles émotions, se construit sur l'idée que l'héritage culturel n'est pas figé, mais en perpétuelle mutation. Intégrer les technologies, et notamment l'intelligence artificielle, à ces créations nouvelles permettrait d'imaginer un art écoresponsable, conscient des enjeux environnementaux et sociétaux. Ces technologies, lorsqu'elles sont pensées au service de l'humain, peuvent transcender les cadres de production actuels pour offrir aux cultures locales un rayonnement inédit, hors des logiques de standardisation. Être passeur de savoir, comme l'a souligné Zine El Abidine, c'est inscrire ces fragments de singularité dans un récit commun, pour qu'émerge enfin un art nouveau, libre des carcans du marché, durable et porteur de sens.