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La consœurie de chanteuses traditionnelles sénoufos, figures féminines d’exception exerçant une influence déterminante sur les dynamiques de pouvoir communautaires

Portrait d’une force culturelle et sociale


Réseau International Des Chaires ICESCO Pensée, Patrimoine, Lettres Et Arts

GROUPE DE RECHERCHE SUR " LA PENSÉE ET LA CRÉATIVITÉ DES FEMMES DANS LE MONDE ISLAMIQUE "


Mori Edwige Traore






Mori Edwige TRAORE


Maître de recherche en Sciences du Langage (Ethnoloinguistique)

Institut des Sciences des Sociétés (INSS)

Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST) - Burkina Faso





→ Biographie :

Mori Edwige TRAORE est maître de recherche en Sciences du langage (Ethnolinguistique) à l’Institut des Sciences des Sociétés (INSS) du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST) du Burkina Faso.

Ses recherches sont fondées sur la linguistique, la littérature orale, le patrimoine culturel et l'éducation inclusive. Ses travaux mobilisent surtout l'ethnolinguistique pour documenter les dynamiques sociales et culturelles. Forte de plusieurs années d'enquêtes de terrain approfondies, elle est l'auteure de 21 articles scientifiques et de 12 articles de vulgarisation.

Son engagement dans la valorisation de la culture se traduit par sa participation au comité  de  sélection  pour  l’inscription  des  biens  culturels matériels et immatériel sur la liste du patrimoine national depuis 2022.

Elle est membre de plusieurs laboratoires de recherche dans son pays et à l’extérieur.

Elle occupe le poste de secrétaire Générale chargée de la planification du Programme Thématique de Recherche Langues, Sociétés, Cultures et Civilisations (PTR-LSCC) du CAMES.

Mori Edwige TRAORE est Chevalier de l’ordre des Palmes académiques (2019).




Plan


Résumé


Français

Le présent article propose d'analyser le rôle et l'influence structurante des consœuries de chanteuses traditionnelles au sein de la communauté sénoufo (Afrique de l'Ouest). Loin d'être de simples animatrices culturelles, ces femmes constituent une élite féminine respectée, détentrice d'une autorité morale et sociale considérable. L'étude explore comment, par la maîtrise de la parole chantée (éloges, satires, critiques sociales), ces consœurs exercent une fonction de régulation sociale et de contre-pouvoir informel sur les instances traditionnelles masculines. En tant que gardiennes de la mémoire et des normes sociales, leur art du chant, indissociable du rituel et de la spiritualité, fonde une autorité symbolique qui dépasse le cadre esthétique pour s’affirmer comme une véritable force de cohésion et de pouvoir social. En examinant l'organisation, le statut et les pratiques de cette consœurie, cet article démontre que ces chanteuses sont de véritables figures féminines d'exception, révélant une forme de leadership féminin institutionnalisé qui est essentiel à l'équilibre des dynamiques de pouvoir au sein de la société . Ce travail contribue ainsi à une meilleure compréhension des formes de pouvoir non-institutionnelles et des mécanismes d'agency féminine en contexte africaine.


Mots-clés : Senoufou, Agency féminine, contre-pouvoir, chant traditionnel, régulation sociale

Anglais

This article analyzes the structuring role and influence of sororities of traditional singers within the Senufo community (West Africa). Far from being mere cultural animators, these women constitute a respected female elite, holding considerable moral and social authority. The study explores how, through the mastery of sung speech (praise, satire, social critique), these sorority members exercise a function of social regulation and informal counter-power over traditional male institutions. As guardians of memory and social norms, their singing art, inseparable from ritual and spirituality, establishes a symbolic authority that transcends the aesthetic framework to affirm itself as a genuine force for cohesion and social power. By examining the organization, status, and practices of this sorority, this article demonstrates that these singers are truly exceptional female figures, revealing a form of institutionalized female leadership essential to balancing power dynamics within Senufo society. This work thus contributes to a better understanding of non-institutional forms of power and mechanisms of female agency in the African context.


Keywords: Senoufo, Female Agency, counter power, traditional singing, social regulation


Introduction


La consœurie de chanteuses traditionnelles occupe une place centrale dans la vie culturelle et sociale des communautés d’Afrique de l’Ouest. Héritières d’une longue tradition orale, ces femmes incarnent la mémoire collective et assurent la transmission des valeurs, récits et savoirs ancestraux à travers le chant. Leur art, bien au-delà de l'expression esthétique, révèle un langage symbolique qui relie les générations et structure la vie spirituelle et morale du groupe. Ces chanteuses sont avant tout des figures d’autorité sociale. Par leur statut et leur rôle dans les rituels, elles interviennent dans la régulation des comportements, la médiation des conflits et la préservation de l’unité communautaire, détenant ainsi un véritable pouvoir d’influence dans la société sénoufo.


L'étude se concentre sur un groupe de chanteuses du sous-groupe sénoufo appelés Tagba résidant dans une zone circonscrite appelé le Tagbara, située au Burkina Faso (région du Gwiriko, province du Kénédougou), faisant frontière avec le Mali. Le sénoufo est une langue du rameau gur de la famille Niger-Congo, parlée par près de 2,7 millions de locuteurs dans plusieurs pays ouest-africains. Les données et le corpus de chants ont été spécifiquement recueillis dans le village de Mahon.

 

Méthodologie :

Le présent article est issu d'une enquête ethnographique et qualitative menée sur le terrain. Les données ont été recueillies à Mahon auprès de plusieurs informateurs clés et des membres de la consœurie. La collecte s'est faite par observations directes (performances rituelles), entretiens semi-directifs et, de manière centrale, par l'enregistrement d'un corpus de chants. Ce corpus a ensuite été transcrit, traduit (du Sénoufo au Français) et analysé sémantiquement et fonctionnellement. Cette approche a permis de décoder le langage symbolique propre au sɩ̀cànɛ́ afin de lier le contenu des chants aux mécanismes de l'autorité sociale et de la régulation communautaire.


Cadre Théorique et Problématique :

L'analyse de ce corpus est éclairée par les travaux théoriques sur le pouvoir de la parole, notamment celui des femmes dans le chant. Comme l'affirme Mori Edwige Traoré (2021), « Dans la société traditionnelle, les chants en général, donnent un espace aux femmes de s’exprimer, d’avoir un certain pouvoir au niveau de la prise de parole. En effet, dans ce cadre, elles n’obéissent plus aux contraintes des paroles du quotidien et expriment ce qu’elles ressentent ». Ce pouvoir de la parole est également souligné par de nombreux africanistes comme G. Calame-Griaule (1965), O. Kaboré (1987), A. Degorce (2013), S. Bornand (2012) ou M. Brandily (2004).


Au-delà de leur fonction artistique, ces chanteuses sont investies d’un véritable pouvoir symbolique et social. Leur parole chantée détient une autorité normative et éducative, s’exerçant dans le cadre des cérémonies, funérailles et rituels initiatiques (Glaze, 1981). La performance musicale devient un espace de médiation entre le social et le spirituel. De plus, la consœurie constitue une force sociale et politique féminine. Dans un environnement où les structures du pouvoir formel sont majoritairement masculines, ces femmes détiennent un pouvoir symbolique parallèle, fondé sur la maîtrise du verbe, de la mémoire et de la sanction morale. Par la louange ou la satire, elles peuvent valoriser ou condamner des comportements, infléchissant les dynamiques communautaires.


Partant de ce constat, cet article se donne pour objectif d'analyser la consœurie de chanteuses traditionnelles comme une force culturelle et sociale singulière. Plus précisément, nous interrogerons son rôle dans la transmission du patrimoine et, de manière centrale, sur l'influence déterminante qu'elle exerce sur les dynamiques de pouvoir communautaires.



1.  La Consœurie des chanteuses comme institution culturelle et gardienne de la mémoire


Avant d'analyser l'influence politique et sociale des chanteuses , il est essentiel de circonscrire la consœurie comme une institution fondamentale, dont la légitimité repose sur la maîtrise d'un patrimoine oral qui l'érige en gardienne privilégiée de la mémoire collective et du savoir culturel de la communauté.


1.1. Bref Aperçu de l'Organisation Sociale et politique


Les constituent un ensemble ethnolinguistique transfrontalier, dont les communautés se répartissent principalement entre le Mali, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Ghana. Bien que subdivisés en plusieurs groupes (Nanfara, Tagbana, Tagba, etc.), ils présentent une forte homogénéité culturelle.


Carte 1
Carte 1 : L'aire géographique du peuple (d’après Mar Dingemanse, Max Planc Institute for psycholinguistics)

Cet article se concentre sur le sous-groupe Tagba des Sénoufos du Burkina Faso, qui regroupe environ 28 villages et 35 000 locuteurs (selon le recensement de 2006- 2007).


Carte 2
Carte 2 : Le Tagbara (Source) : La carte a été réalisée par Ky Jean Christophe cartographe de l’INSS (maintenant à la retraite) sur fond de carte DAT (1999) grâce à nos propres données de terrain et reprise par Vanda Turczi cartographe au CEDETTE, univers

La cohésion de l’ensemble sénoufo repose sur une identité de structuration sociale et de représentation du monde partagée par l’ensemble de la communauté. La conception du monde des Sénoufo se transmet à travers son fond culturel et dans les rituels initiatiques. Globalement, la vision de l’univers est structurée autour de l’Homme qui est le centre de la création et celui du monde. Le Sénoufo croit à l’existence d’un être supérieur appelé Kɩ l ɩ Mori Edwige TRAORE (2016).


La société est structurée par un système de filiation matrilinéaire à trois niveaux distincts, chacun correspondant à une unité spatiale et fonctionnelle (Traoré Mori Edwige 2016) :

  • Le tɔ̀lɔ̀ɣɛ̀ (matriclan) : Unité large, souvent liée au kònɛ́ (pays). Il est l'organisateur des funérailles.

  • Le nɔ̰̀gbáɣá (matrilignage) : Unité intermédiaire résidant au niveau du kà̰ɣɛ́ (village). Il est responsable des initiations et des hommages aux divinités lignagères.

  • Le síínɛ́ (famille nucléaire) : Unité de base, logée dans le kàpá̰ (quartier), qui gère les hommages aux divinités familiales.


Cette vision du monde est profondément dualiste, articulée autour de deux sphères que sont le monde visible, maîtrisé par l'Homme, et le monde invisible, qui échappe à son contrôle (Traoré Mori Edwige 2016 : 182). Dans la sphère visible, la progression sociale est régie par l'âge et l'initiation. En naissant  (enfant), l'individu doit accomplir le cycle initiatique pour devenir cɔ̀ (femme adulte) ou nǎn (homme adulte) et intégrer les classes d'âge. Le respect du droit d’aînesse est fondamental, la parole des aînés faisant autorité. Le pouvoir politique, quant à lui, est entre les mains des hommes. Dans un village senoufo, il y a généralement un chef de village qui fait le lien entre la communauté et l’administration et un chef de terre qui s’occupe des affaires coutumières.


La valeur conférée à la femme au sein de communauté est intrinsèquement liée à sa capacité à procréer. La maternité constitue l'impératif social fondamental, considéré comme le rôle premier et indispensable d'une femme. Cette prééminence de la fonction reproductrice est telle que l'infertilité est perçue comme une véritable tragédie, voire comme une sanction spirituelle. L'anthropologue Albert Kientz (1979a) souligne la gravité de cette situation en ces termes:

« La manière tragique dont est vécue la stérilité par la femme sénoufo en dit long sur l’importance de la maternité. Parce qu’on la considère comme une femme incomplète, la femme stérile n’a droit à l’ensemble des rites funéraires qu’après un accouchement mimé sur 5le cadavre. Le drame de la stérilité est évoqué dans des complaintes déchirantes […]. »

Au-delà de son rôle de mère, l'existence féminine est déterminée par des facteurs socio-économiques. Bien que la femme soit formellement sous la dépendance de son époux ou du chef de lignage, une situation qui peut la rendre sujette à la transmission successorale (héritage), elle exerce une influence sociale discrète mais essentielle. Ce rôle se manifeste notamment dans la consolidation des alliances et l'établissement des relations par le biais des liens matrimoniaux. De plus, l'autorité féminine informelle est souvent incarnée par les femmes aînées. Que ce soit l'aînée du lignage ou la première épouse d'une maisonnée, elle agit comme dépositaire des savoirs généalogiques et familiaux, détenant ainsi les informations cruciales pour l'équilibre du groupe. Enfin, la participation de la femme à l'économie agricole est concrète, même si elle n'est pas propriétaire terrienne. Bien qu'elle n'ait pas le droit d'aliéner la terre, elle reçoit généralement du chef de lignage une parcelle pour cultiver des produits comme l'arachide, le pois de terre ou le souchet. Elle contribue ainsi activement à la subsistance de sa famille, parallèlement au travail effectué sur le champ collectif.


Le système de filiation matrilinéaire sénoufo confère à la femme une importance structurelle qui dépasse sa dépendance formelle au pouvoir masculin. Bien que l'autorité politique visible soit détenue par les hommes, la légitimité de la lignée (nɔ̰̀gbáɣá) est transmise par les femmes.


C'est dans cette structure institutionnelle que prend racine le pouvoir de la consœurie. La transmission de l'instrument sɩ̀cànɛ́ par héritage matrilinéaire n'est pas un simple transfert de bien, mais l'institutionnalisation d'une autorité féminine. Le pouvoir de la consœurie est donc une expression publique et légitime de l'autorité matrilinéaire. Il confère aux femmes un rôle stable et reconnu de régulatrices spirituelles et morales, s'assurant que les décisions masculines formelles respectent les vœux des ancêtres et les normes transmises par la lignée féminine. Loin d'être un pouvoir marginal, l'influence des chanteuses est une force institutionnelle stable ancrée dans les fondements mêmes de l'organisation sociale sénoufo.


Le pouvoir formel de la communauté est ainsi largement détenu par les hommes aînés qui ont achevé les cycles initiatiques. Cependant, cette structure est complétée par diverses organisations transversales et spécialisées (associations de culture, confréries de chasseurs, consœurie des chanteuses, bouffons kɔrɔduga, les devinsetc.). C'est précisément dans ce tissu social complexe, dominé par le masculin, qu'émerge et s'inscrit la consœurie des chanteuses du sɩ̀cànɛ́, qui détient un pouvoir d'influence non pas formel, mais fondé sur la parole, la mémoire et le rituel.


1.2. Le Sɩ̀cànɛ́ : Genre musical, instrument et foyer de l'autorité


Le terme sɩ̀cànɛ́ est central à l'étude de la consœurie, car il désigne à la fois le genre musical exécuté par les femmes senoufo et l'instrument principal qui en est le support. Ce répertoire musical est d'une importance capitale, puisqu'il rythme l'intégralité des cérémonies rituelle et cérémonielle de la communauté.


Pour l'analyser en tant que genre de la littérature orale (Christiane Seydou, in Baumgardt & Derive, 2008), il est crucial de cerner sa polysémie. Étymologiquement, sɩ̀cànɛ́ (sɩ̀.cǎk-nɛ) signifie littéralement « la chose qu’on secoue ». Selon les informateurs, il se réfère avant tout à l'instrument que les chanteuses agitent en main pour marquer le rythme de leurs prestations (sɩ̀cànɛ́gɔ̰̀, « taper le sɩ̀cànɛ́ »). Les productions vocales qui l'accompagnent sont, par extension, appelées sɩ̀cànɛ́ ŋɔ̀.nɔ̌-yɛ (chants de sɩ̀cànɛ́, ou "chants de hochet", selon Dagan, 1988). D'autres auteurs, comme Prost (1964), élargissent même la désignation pour inclure les danses et les danseuses associées à ces performances.


En définitive, le sɩ̀cànɛ́ représente un complexe culturel :


  • L'idiophone par secouement (le hochet).

  • Le genre musical cérémoniel.

  • L'institution féminine qui en est la dépositaire.


L'objet sɩ̀cànɛ́ est un hochet (idiophone par secouement) dont le son est généré par des éléments cliquetants internes. Il est fabriqué à partir d'une calebasse issue de la Lagenaria siceraria (appelée kútɩ̀rɩ̀ɣé pour la plante et kúbòŋé pour le fruit). Il existe généralement deux variantes, aux tonalités distinctes et complémentaires, jouées de concert :


  • Le grand hochet (sɩ̀càkùlùŋɛ́) : Doté d'un manche et mesurant environ 30 cm, il est souvent tenu par la soliste.

  • Le petit hochet (sɩ̀càtínɛ́) : De forme ovale et plus compact (environ 15 cm).


Bien qu'il ne soit pas un objet tabou et puisse être manipulé par quiconque, le droit de l'exécuter en public est strictement réservé aux femmes qui y sont habilitées.


Image 1
Image 1 : Les chanteuses de sɩ̀cànɛ́ ayant fourni le corpus de chants

Elles obtiennent cette légitimité après un processus de divination et suivent une phase initiatique spécifique. Il est souvent remis aux jeunes filles pendant la phase d'acquisition des savoirs (tèŋɛ́), lors du rite de passage, où elles peuvent s'exercer en cercle fermé, soulignant que la maîtrise du genre s'acquiert par un apprentissage progressif et circonscrit.


1.3. Statut et Organisation de la Consœurie


Le genre sɩ̀cànɛ́ est l'apanage d'un groupe social au statut particulier, mais l'accès à l'instrument qui le symbolise ne relève pas de la naissance ou du rang social, mais d'une désignation spirituelle ou successorale.


1.3.1. Les Modes d'Acquisition de l'Instrument

L'obtention du sɩ̀cànɛ́ se fait principalement par deux voies, soulignant la dimension rituelle de l'institution :


  • Désignation Spirituelle : L'instrument peut être réclamé par un esprit protecteur (génie, ancêtre), agissant comme un symbole de protection accordé à l'individu. Ceci se produit souvent lors de périodes de vulnérabilité (maladie inexpliquée, accouchement difficile). L'intervention d'un devin révèle la prescription de l'esprit, indiquant que la femme (ou l'enfant qu'elle porte) est vouée à devenir chanteuse. Dans ces cas, l'objet est avant tout un talismant thérapeutique dont la possession prévient la maladie récidivante.

  • Héritage Matrilinéaire : L'instrument peut être transmis par héritage direct au sein de la lignée maternelle (de mère à fille ou de grand-mère à petite-fille). La chanteuse dispose du libre choix de sa successeure, souvent préparée dès le plus jeune âge aux savoirs et rituels associés à l'instrument, perçu alors comme un bien de lignée devant être perpétué.


1.3.2. Le Processus d'intégration et la hiérarchie

La possession de l'objet sɩ̀cànɛ́ ne confère pas ipso facto le statut de chanteuse publique. La consœurie distingue deux groupes de détentrices :


Les Simples Possesseurs : Celles qui ont reçu l'instrument pour des raisons de santé ou de protection spirituelle (première voie de désignation) ne sont pas initiées aux connaissances traditionnelles de la consœurie. Elles ne sont pas autorisées à se produire en public et jouent l'instrument uniquement en privé, pour satisfaire l'esprit.


Les Chanteuses Initiées (Membres de la Consœurie) : Seules les femmes désignées par héritage ou celles du premier groupe qui subissent une récidive de leur mal (nécessitant une nouvelle consultation) sont appelées à suivre un processus d'intronisation et d'initiation spécifique. C'est cette initiation qui confère le droit de chanter en public, d'intégrer l'institution, et d'en assumer les responsabilités.


L'organisation de la consœurie repose sur une hiérarchie stricte fondée sur l'ancienneté d'intronisation, et non sur l'âge biologique ou le lignage. La chanteuse la plus anciennement initiée devient l'aînée de la consœurie, exerçant une autorité sur les autres membres (y compris les plus âgées) et centralisant le savoir. Cette discipline est matérialisée par l'obligation de suivre la voie hiérarchique pour obtenir l'autorisation de se produire et se reflète physiquement dans l'occupation de la scène lors des prestations (de l'aînée à la plus jeune). De plus, l'argent et les dons récoltés reviennent à la consœurie, soulignant l'aspect collectif et institutionnel de leur autorité.


Image 2
Image 2 : l’occupation de la scène lors d’une prestation des chanteuses avec les balafonistes (source : Centre culture senoufo de Bobo-Dioulasso)

La consœurie de chanteuses traditionnelles opère comme une véritable bibliothèque vivante de la communauté. Leur répertoire, transmis de génération en génération au sein du groupe, est le dépositaire principal des récits fondateurs, des mythes cosmogoniques et de l'histoire lignagère qui cimentent l'identité . Plus qu'une simple performance artistique, chaque chant est un texte didactique qui encode les valeurs cardinales (respect des aînés, solidarité, honnêteté), les normes sociales et les savoirs pratiques (agriculture, herboristerie, cycles saisonniers). Elles assurent ainsi la transmission intergénérationnelle de la culture, éduquant la jeunesse et rappelant aux adultes les principes éthiques qui régissent la vie communautaire. Par la puissance évocatrice de leurs paroles et de leur musique, ces femmes garantissent la continuité du patrimoine immatériel face aux mutations sociales.



2.  Le Chant comme Archives de la Communauté


Cette section vise à démontrer comment le répertoire des consœurs de chanteuses transcende la simple expression artistique pour devenir un système complet de conservation et de diffusion des savoirs, de l'histoire et des normes communautaires.


Lorsqu’elles commencent à se produire, elles commencent toujours par un chant introductif qui repose sur le cœur repose sur un proverbe fondamental. Pour les Sénoufos : "Si la maison oublie son plafond en terre battue, elle restera seule" (en sénoufo : gbàɣɛ́ fùŋɛ́ bá wɔ́ kɩ́ bùŋɛ́ tɛ́ɣɛ́ lá dó, kɩ́rɩ́ kórò kɩ́ yɛ́).


Ce proverbe illustre l'importance vitale du lignage (matrilignage), insistant sur la nécessité pour tout Sénoufo de se souvenir et de rester fidèle à ses origines et à sa lignée. La "maison" renvoie à l'architecture de la maison mère nɔ̀.ga.ga [nɔ̀gbaɣa], dont le plafond en terre battue symbolise la solidité et l'ancrage du matrilignage. Le chant rappelle que l'union et la cohésion au sein du lignage sont essentielles, car sans "représentant valeureux" capable de rassembler sa lignée (comme les ancêtres des), le lignage est voué à disparaître. Il encourage ainsi à rester soudé, peu importe la distance.


Exemple 1: Chant introductif



Au-delà de leur rôle culturel, les chanteuses détiennent une autorité spirituelle fondamentale, les positionnant comme des médiatrices privilégiées entre le monde des vivants et celui des ancêtres ou des entités tutélaires. Leurs performances ne sont pas confinées au divertissement ; elles sont souvent intégrées aux cérémonies rituelles majeures (funérailles, initiations, fêtes agraires). Dans ces contextes, leur voix devient le canal par lequel les messages des esprits et des ancêtres sont interprétés et diffusés au sein de la communauté. Elles jouent un rôle crucial dans l'apaisement des tensions, la purification et l'invocation de bénédictions pour assurer la prospérité et l'équilibre social. Leur capacité à mobiliser des formules sacrées et des rythmes spécifiques leur confère un pouvoir non négligeable sur les dynamiques de pouvoir en régulant l'accès au sacré, faisant d'elles des figures d'exception dont l'influence dépasse la sphère culturelle pour imprégner profondément le tissu social et spirituel.


2.1. Le répertoire : Une Typologie des Chants (Couverture Totale de la Vie Sociale)


Le corpus des chants interprétés par la consœurie constitue une véritable encyclopédie orale qui cartographie l'intégralité de l'existence, de la naissance à la mort, et de la vie quotidienne aux grands événements rituels. La richesse du répertoire se décline en une typologie fonctionnelle qui témoigne de l'omniprésence de leur influence dans la dynamique communautaire.


  • Chants agricoles : Ils rythment les cycles de travail, magnifie le brave cultivateur, l’infatigable qui doit prendre l’exemple de son ancêtre. Ces chants sont déclamés dans les champs lors des travaux chapêtres où les jeunes d’une même classe d’âge rivalisent.

  • Chants de mariage : Ils célèbrent l'union, mais servent aussi à enseigner aux jeunes époux les devoirs et les responsabilités qui incombent à leur nouveau statut.

  • Chants de deuil : Ils accompagnent la transition du défunt vers le monde des ancêtres, apaisent les vivants et rappellent l'importance de la continuité lignagère.

  • Chants dédiés (ou rituels spécifiques) : Ils interviennent lors des rites d'initiation (notamment le Poro ou les cérémonies féminines), marquant les étapes cruciales de la vie de l'individu et de son intégration sociale.

  • Chants panégyriques (louanges) : Ils magnifient les ancêtres et les figures influentes, servant de mécanisme de légitimation du pouvoir et de la reconnaissance sociale.


Cette diversité prouve que le chant est la bande sonore exhaustive de la vie , assurant la cohésion sociale en fournissant un cadre interprétatif et émotionnel à chaque situation.


2.2. Fonction de l'Éducation Morale et Historique : Les Chants comme Médium d'Apprentissage


En plus d'être une archive des événements, le chant est un instrument pédagogique de premier ordre. Les consœurs utilisent leur répertoire comme un manuel d'apprentissage qui internalise chez les auditeurs et en particulier la jeunesse, les fondations de la culture et de la morale.


Les chants sont les dépositaires exclusifs des mythes fondateurs et des généalogies complexes, qui justifient les arrangements sociaux actuels et le statut des différents lignages. En racontant les exploits des ancêtres, elles confèrent une profondeur historique à l'identité individuelle et collective.


Mais leur rôle le plus crucial réside dans l'éducation morale : les textes chantés exposent, souvent sous une forme allégorique ou parabolique, les codes de conduite (l'humilité, le respect, l'entraide). Par la répétition et l'émotion véhiculée par la mélodie, ces chants ne se contentent pas d'énoncer des règles ; ils les gravent dans la mémoire collective, assurant ainsi une régulation sociale continue et puissante. Les chanteuses deviennent de fait les gardiens de la vérité historique et éthique de la communauté, faisant de leur art un pouvoir d'influence majeur sur la formation des esprits.


Exemple 2: Chant agricole



La puissance des chanteuses ne réside pas seulement dans le contenu explicite de leurs chants, mais aussi, et surtout, dans la complexité hermétique de leur langage.


La langue chantée n'est pas la langue vernaculaire de tous les jours ; elle opère comme un code symbolique réservé à ceux qui possèdent la clé culturelle pour le déchiffrer.


Ce chant est un hommage à la bravoure et à la ténacité d'un homme dans les travaux des champs, désigné par des termes élogieux comme zà mɔ́-ga (vaillant cultivateur) et kà̰k.bàlɛ́ (infatigable). Le cultivateur excelle à tel point que la terre elle-même lui "parle" et se plaint à chaque coup de daba : kà̰k.bàlɛ́ ɲín-gɛ yá jó-u (À toi l’infatigable, la terre te parle). Ce dialogue montre sa force inégalée. L'inclusion d'un extrait du chant panégyrique des Traoré (Karfa) confirme que ce cultivateur est un membre de ce lignage et un digne descendant, comme le souligne l'expression zàmɔ́ɣɔ́ bɩ́nɩ́ ɲíŋé yá yú (Petit du cultivateur vaillant, la terre parle). En louant également les exploits de chasse de ses ancêtres, la chanteuse insiste sur le fait que la vaillance et l'expertise de cet homme sont un héritage familial, renforçant ainsi son statut au sein de la communauté.


Ainsi, pour aborder des sujets délicats, critiques, ou pour transmettre des vérités profondes (historiques ou spirituelles), les consœurs emploient systématiquement Les Métaphores et les Allégories.


Exemple 3: Extrait d’un chant de deuil


 

Ce chant exprime la douleur du deuil de manière indirecte. Il met en scène le retour d'un proche (frère ou enfant) après une longue absence, qui cherche un parent disparu. Inquiet, il interroge les personnes présentes, se rassurant en demandant :


"Ô ! Il est parti au champ, n'est-ce pas ?" (óó fàlɩ̀ŋɛ́ yóó wɩ́ á kárɩ̀ nɔ́ í ?). Cependant, il se heurte à un silence général malgré son insistance. Personne ne veut annoncer la terrible nouvelle. Face à ce mutisme, il comprend que son parent est décédé. L'absence de réponse confirme la mort. L'emploi d'un pronom non spécifique ("je lui demande") rend l'interlocuteur universel, renforçant la portée émotionnelle de la situation.


Ce langage codé est la source principale du pouvoir intellectuel des consœurs, car il crée un fossé cognitif entre elles (les initiées, les détentrices du sens) et le reste de la communauté. Seules les consœurs peuvent véritablement décoder, interpréter et transmettre le message dans toute sa richesse et sa subtilité.


En contrôlant le sens profond des "archives de la communauté", elles deviennent les régulatrices de la mémoire et de la morale collective. Elles peuvent ainsi manipuler les perceptions, orienter les opinions et influencer les décisions des hommes au pouvoir, faisant de la maîtrise du langage symbolique la pierre angulaire de leur influence déterminante sur les dynamiques communautaires.



3.  Le Pouvoir du Verbe : Autorité Sociale et Régulation Communautaire (La Force Sociale)

 

Cette section analyse la transformation du capital culturel et spirituel de la consœurie en autorité sociale effective. En maîtrisant le verbe chanté, ces femmes exercent un pouvoir parallèle et déterminant sur les dynamiques communautaires, régulant les normes sociales, validant les statuts et influençant les détenteurs du pouvoir formel.


3.1. L'Intervention dans l'Espace Rituel et Cérémoniel


L'autorité de la consœurie prend sa source dans sa capacité à être la maîtresse d'œuvre des moments de transition cruciaux de la vie communautaire. Leur présence est obligatoire car leurs chants sont les protocoles qui assurent l'ordre et la validité des rites.


3.1.1. Le Rôle Central dans les Funérailles et les Deuils

Les funérailles constituent l'espace par excellence où le pouvoir social de la consœurie s'exprime avec la plus grande force. Elles ne sont pas de simples participantes, mais les maîtresses de cérémonie garantes du passage ordonné du défunt vers le monde des ancêtres.


Les chants funéraires sont donc essentiels lors des veillées et cérémonies mortuaires durant lesquelles les chanteuses participent à l'interrogatoire rituel du défunt au côté des hommes. Si le défunt répond qu'une divinité l'a tué, les chanteuses louent cette divinité. Cela traduit la croyance sénoufo selon laquelle les divinités n'éliminent que les esprits malfaisants, protégeant ainsi la communauté. Lorsque la mort est naturelle, elles honorent le disparu en rappelant ses hauts faits et en interprétant le chant panégyrique de son lignage. Elles jouent un rôle crucial en marquant la fin de la cérémonie d'enterrement, en se produisant durant deux nuits consécutives. (Note : Le corpus étudié ne contient pas d'exemples de chants pour une mort causée par une divinité ou par une tierce personne.)


Crucialement, les chants funéraires servent ainsi de tribunal posthume. Ils retracent la vie du défunt et, de manière souvent codée ou symbolique, peuvent valider ses contributions à la communauté ou, inversement, censurer ses actions déviantes (mauvaises mœurs, dettes non honorées, trahisons). Cette fonction confère à la consœurie le pouvoir de statuer sur l'héritage moral de l'individu, influençant directement la place que sa lignée occupera au sein de la communauté.


Par leurs chants et lamentations rituelles, elles gèrent l'expression collective de la douleur, assurant le soutien aux familles endeuillées et contribuant à la réintégration progressive des survivants dans le tissu social après le choc de la perte.


3.1.2. Le Chant comme Validation des Rites de Passage

Aux côtés des rites funéraires, les consœurs jouent un rôle irremplaçable dans les autres rites de passage (mariages, initiations comme le etc.). Leurs chants sont la condition de validité de l'événement. Lors des mariages, ils ne font pas que célébrer ; ils authentifient l'union en énonçant publiquement les engagements et en rappelant les codes de conduite du nouveau couple. Dans les initiations, leur répertoire spécifique est essentiel à la transmission des savoirs secrets et à l'intégration sociale réussie de l'individu dans sa nouvelle classe d'âge ou son nouveau statut.


3.2. Le Pouvoir Parallèle : Maîtrise de l'Éloge et de la Censure


Cette autorité spirituelle se traduit par un pouvoir parallèle de régulation morale. La consœurie utilise le chant pour construire ou détruire la réputation, assurant ainsi l'ordre social.


Exemple 4: La satyre de la paresse



Pour illustrer directement la fonction de régulation sociale, la consœurie utilise la satire pour condamner publiquement les comportements qui menacent la survie et l'honneur de la communauté, notamment la paresse dans les travaux agricoles qui est une la valeur cardinale du Sénoufo.


Ce chant, souvent entonné pendant les travaux collectifs ou les funérailles d'un paresseux, ne nomme pas directement l'individu. Cependant, en décrivant un comportement honteux (la paresse) et ses conséquences inéluctables (la faim, le manque de richesse), il opère une condamnation symbolique. L'objectif n'est pas la rupture, mais la provocation. En plaçant l'individu concerné (ou l'archétype du paresseux) sous le feu de l'opprobre public, les chanteuses exercent la pression de la honte collective. Cette critique, formulée dans le cadre rituel, contraint le déviant à se surpasser pour retrouver son honneur et éviter d'être publiquement associé à ces paroles, prouvant ainsi l'efficacité du chant comme mécanisme de correction morale.


Le chant fonctionne comme un tribunal moral public via la satire (souvent codée). Il critique les comportements déviants (paresse, injustice, adultère, etc.) et impose la honte collective comme sanction. Cette pression contraint l'individu à se corriger pour regagner son honneur. Inversement, l'éloge (chant panégyrique) est employé pour valider et légitimer les figures de pouvoir (chefs, aînés) en célébrant leurs vertus. Ce pouvoir de louange sert également d'outil de contrôle implicite : les élites doivent maintenir leur exemplarité pour continuer à mériter le soutien public de la consœurie, qui consolide ainsi leur statut.

 

4.  Le Chant comme Archives de la Communauté Le Contre-Pouvoir Féminin : Influence Déterminante sur les Dynamiques Communautaires

 

L'autorité spirituelle et morale de la consœurie des chanteuses sénoufos se cristallise en une influence politique effective, faisant d'elle un contre-pouvoir féminin essentiel qui assure la régulation des dynamiques de pouvoir masculines formelles.


4.1. Le Pouvoir Symbolique Parallèle


Le système de pouvoir sénoufo est intrinsèquement duel. Bien que les chefs de lignage et conseils d'anciens (masculins) détiennent les charges formelles, l'influence des consœurs s'exerce par un pouvoir symbolique parallèle (évoquant la "double structure de genre" ouest-africaine). Les femmes, souvent marginalisées des débats politiques formels, trouvent dans le chant un espace unique de prise de parole publique qui leur confère une influence directe. Ce contre-pouvoir s'articule par :


  • Le Contrôle du Discours Légitimateur : Les consœurs maîtrisent les chants panégyriques qui légitiment l'autorité masculine. Un chef privé de la louange publique ou critiqué subtilement perd instantanément son crédit moral, contraignant les élites à la conformité.

  • L'Exclusivité du Sacré : Leur statut de médiatrices entre les vivants et les ancêtres leur confère une autorité spirituelle supérieure à l'autorité temporelle des chefs. Elles peuvent ainsi exercer un véritable droit de veto moral sur les décisions jugées contraires à la morale ou aux vœux ancestraux.


4.2. Régulation morale et ajustement de la gouvernance


L'intervention de la consœurie dépasse la critique pour devenir un facteur déterminant de la gouvernance et de la cohésion sociale :

  • Médiation des Conflits : Le chant se mue en une technique de médiation sociale efficace dans la résolution des querelles (familiales, foncières). La performance rituelle crée un cadre d'écoute obligatoire, forçant les parties à entendre le rappel des normes. En exposant leurs torts, les consœurs exercent une pression de la honte qui pousse les individus à la réconciliation.

  • L'Alerte Sociale : Les chants agissent comme un baromètre social. Par la satire, les consœurs ont le privilège d'exprimer le mécontentement des groupes marginalisés (jeunes, femmes) et de signaler les décisions mal perçues par la communauté. Le chef avisé est contraint d'écouter ces "alertes" et d'ajuster ses politiques, car ignorer une critique chantée risquerait le discrédit total.

  • L'influence du verbe féminin chanté est ainsi incontournable : il assure la moralité du pouvoir et garantit la stabilité de l'ordre social en exerçant une autorité parallèle qui transcende les fonctions culturelles. En somme, en contraignant les élites masculines à l'écoute et à la réactivité, la consœurie se positionne comme l'ultime garante de l'équilibre sociopolitique sénoufo.

 


Conclusion :


Cette étude a analysé la consœurie de chanteuses traditionnelles comme une institution féminine centrale dont l'influence dépasse largement le cadre culturel ou esthétique. Loin d'être de simples animatrices, ces femmes constituent une élite respectée détentrice d'une autorité sociale et politique effective.

Nous avons démontré que l'autorité de la consœurie repose sur une triple légitimité : Légitimité Spirituelle : Leur statut de médiatrices entre la communauté et les ancêtres ou esprits confère à leur parole chantée une force incontestable, rendant leur intervention sacrée et essentielle à l'équilibre du monde visible et invisible.

Légitimité Mémorielle : En tant qu'archivistes vivantes, elles maîtrisent le répertoire, les généalogies et les normes éthiques de la communauté. Leur art du chant est un puissant instrument d'éducation morale et historique, assurant la transmission et la continuité de l'identité .

Légitimité Linguistique et Intellectuelle : Leur maîtrise du langage codé (métaphores, allégories) crée un pouvoir intellectuel, leur permettant de s'exprimer sur des sujets délicats, de critiquer et d'alerter sans confrontation directe.

Cette autorité symbolique se matérialise par un contre-pouvoir féminin parallèle qui régule les dynamiques communautaires. À travers la satire, le chant agit comme un tribunal moral qui impose la honte collective pour punir la déviance ; inversement, l'éloge (chant panégyrique) sert à légitimer et valider les élites masculines. Ce contrôle du discours légitimateur confère aux consœurs un droit de veto moral sur le pouvoir formel.

En conclusion, la consœurie de chanteuses ne fait pas qu'accompagner le pouvoir masculin ; elle le construit, le régule et l'équilibre. Leur rôle est déterminant pour la stabilité sociale : en offrant aux femmes un espace légitime de prise de parole publique et en assurant la moralité de la gouvernance, elles se positionnent comme des figures féminines d'exception dont l'influence est essentielle au maintien de la cohésion et de l'ordre au sein de la société . Ce travail confirme ainsi l'existence de mécanismes puissants d'agency féminine institutionnalisée, même au sein de structures sociopolitiques traditionnellement dominées par les hommes.


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