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Le régime postcolonial des arts et les usages de la modernité

Pr. Rachida TRIKI

Professeur d’Esthétique et de Poïétique

Critique d’art et Commissaire d’exposition


Rachida TRIKI est, sans doute, l’une des figures les plus crédibles et audibles, une autorité dans son domaine, à la fois scientifique et artistique, où elle a su introduire la « Poïétique » comme une large voie interdisciplinaire de connaissances et de pratiques intellectuelles, sensibles et intelligibles au monde arabe. Elle aborde ici un thème sensible, celui du régime postcolonial des arts et les usages de la modernité.


« Le détournement esthétique »


Le régime postcolonial des arts désigne la manière d’identifier et de penser les arts pour les inscrire dans des représentations qui perpétuent par d’autres moyens des formes de domination. Il s’agit ici d’examiner, à l’instar de Jacques Rancière, comment les arts et leur mise en vision font de la politique, aujourd’hui, c’est-à-dire comment la politique esthétique travaille les modes postcoloniaux d’instauration du goût, notamment par l’élection et la présentation d’œuvres plastiques d’artistes du Maghreb, dans leur nomination d’arts contemporains. Les identifications des arts contemporains, comme on le sait, se font pratiquement par le biais d’acteurs culturels liés au marché de l’art, en occident. Elles portent d’abord sur les formes des dispositifs actuels des arts que sont les installations, les vidéo-arts, etc. mais aussi sur leur orientation interactive, relationnelle ou purement protestataire. Ce choix s’inscrit dans la rupture, en Europe, avec l’esthétique avant-gardiste et moderniste d’une autonomie de l’art ; il appartient aussi à un partage du sensible où le spectateur est sollicité comme acteur social.


Cependant, avec la mondialisation du marché de l’art, toute production artistique, quelle que soit son origine géographique et culturelle, devient tributaire de ce choix pour accéder à une visibilité et à une médiatisation qui lui donnent existence. Or, pour ce qui est des œuvres venant des régions non européennes et notamment des anciennes colonies comme les pays du Maghreb, ce sont les mêmes critères qui s’imposent au niveau de la forme dite contemporaine (usage des nouvelles technologies, installations, scénographies plastiques…). En revanche, au niveau de l’idée et de l’image véhiculées par l’œuvre, le choix des mises en situation est pour le moins orienté.


Il s’agit bien de porter à la visibilité par des formes de dramaturgies sociales imagées des situations problématiques, ou des vécus d’oppression, mais qui se révèlent toutes focalisées sur des stéréotypes hérités de la représentation coloniale de l’arabe et de l’oriental. L’artiste maghrébin se trouve contraint à la double peine : celle de s’atteler au matériau et aux techniques d’une pratique qui n’a pas d’ancrage réel dans le découpage du visible et le partage du sensible propre à son contexte et à sa culture ; et celle d’exposer uniquement des situations qui répondent à l’image qu’on se fait de son oppression. Bien sûr, ce comportement garde toute l’ambiguïté de la situation coloniale où le clivage du sujet oscille entre la soumission et l’intériorisation des normes d’identification [1][1]Se référant à l’analyse de Frantz Fanon, dans Peau noire,…. Déjà Frantz Fanon avait analysé à l’époque coloniale le rapport entre l’aliénation culturelle et l’expression de la demande de la reconnaissance avec les formes d’autorité socioculturelle [2][2]Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit..


Les commanditaires (commissaires d’exposition, sponsors), les critiques d’art et les institutions culturelles, tous gérants du nouvel universalisme qu’est la mondialisation, participent directement ou indirectement de cette mystification dans la droite ligne d’une vision orientaliste coloniale. L’imagerie porte principalement sur le corps de la femme voilée et soustraite au désir et sur la « brutalité » naturelle de l’arabe. Cet imaginaire reconduit ses éléments du harem au tchador, du despotisme oriental au terrorisme contemporain, de l’insoumission génétique aux nouveaux émeutiers. Ce sont « des caractères marquants du discours colonial et de ses modes de représentation que cette dépendance au concept de “fixité” dans la construction idéologique de l’altérité » comme le remarque Homi Bhabha [3][3]Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture, Une théorie… : « La fixité, en tant que signe de la différence culturelle/historique/ raciale dans le discours du colonialisme, est un mode paradoxal de représentation : elle connote la rigidité et un ordre immuable aussi bien que le désordre, la dégénérescence et la répétition démonique. De même le stéréotype, qui est sa stratégie discursive majeure, est une forme de savoir et d’identification qui oscille entre ce qui est toujours “en place”, déjà connu, et quelque chose qui doit être anxieusement répété… comme si la duplicité essentielle de l’Asiatique ou la bestiale licence sexuelle de l’Africain, qui n’ont pas à être démontrées, ne pouvaient jamais vraiment, dans le discours, être prouvées. »


Les choix esthétiques du marché mondialisé dans sa vision coloniale sélectionnent des « vécus » attribués à des communautés culturellement identifiées dans une stratégie de confiscation et de détournement de la sensibilité et du regard qui brouillent les références.


La politique esthétique postcoloniale consiste justement à mettre en relation des formes de visibilité et des manières de sentir en façonnant « un commun partagé » [4][4]Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique éditions,… qui n’est autre que l’idéologie du dispositif colonial. Les pratiques d’art contemporain, principalement les installations, sont une forme idéale pour construire des situations qui mettent en place une cartographie du sensible, sélectionnant et exhibant des manières d’être et de faire. Elles créent des fictions [5][5]Ibid., p.62 : « La politique et l’art, comme les savoirs,… qui tiennent lieu de fait social, ici, de la réalité sociale de l’autre, inférieure éthiquement et civilement. Ces fictions confortent notamment dans l’idée tenace d’une modernité occidentale comme valeur de progrès moral et socio-économique. Du point de vue esthétique, nous avons affaire là à une construction néo-orientaliste qui se substitue, par-delà les mouvements artistiques modernistes des années soixante, à l’orientalisme des peintres locaux (autochtones ou colons) qu’on revisite d’ailleurs volontiers [6][6]Rachida Triki, « L’image politique du corps : une stratégie de…, aujourd’hui, en se légitimant d’une démarche post-moderne ouverte sur tous les passés.


Mais c’est en fait la persistance du concept historiciste de la modernité qui est au fond de l’idéologie coloniale et qui se continue dans la politique postcoloniale des arts comme un leitmotiv civilisationnel.


Figures et usages de la modernité


L’identification historiciste de la modernité née dans un contexte européen, saisit par essence toutes les démarches artistiques dans leur globalité qu’elles soient du Nord ou du Sud, alors qu’elle est le fait d’une construction qui génère certains malentendus dont les effets sont sensibles aussi bien au niveau des perceptions que des intentions artistiques encore actuellement.


En effet, les modes de périodisation qualifiant les pratiques de modernes, post-modernes ou contemporaines fonctionnent dans les représentations comme des catégories à part entière, à partir desquelles on peut légitimement reconnaître et juger des œuvres. Or, ces notions elles-mêmes et la notion de modernité en particulier, lorsqu’il s’agit des créations artistiques, notamment plastiques, sont sujettes à discussion. La confusion entre l’acception historiciste et progressiste de la modernité avec sa conception esthétique d’émancipation ou de rupture du champ de la figuration mimétique pose pour le moins problème. Comment estimer une création artistique dans ce qu’elle a d’actuel au regard d’une valeur dont le fondement est l’interprétation du mouvement spécifique à une histoire donnée ?


La notion de modernité reste une notion centrale et déterminante même pour les acceptions que l’on donne aujourd’hui au caractère contemporain des productions artistiques.


Dans un contexte extra-européen, pour ce qu’il est convenu d’appeler arts plastiques, cette normativité étrangère à la réalité esthético-historique devient par effet d’intériorisation une source de malentendus qui va de la critique d’art aux orientations de certaines démarches artistiques et aux critères du marché de l’art.


Pour tenter de comprendre cet impact, revenons brièvement sur la genèse philosophique de la modernité pour pointer ensuite les malentendus générés par son extension à la notion d’autonomie esthétique et voir enfin les méprises occasionnées au niveau de la perception esthétique actuellement au Maghreb avec son enjeu postcolonial.


La notion de modernité est surdéterminée mais les sens dont elle est chargée s’inscrivent, dans l’ensemble, dans le champ de la philosophie de l’histoire. Elle est liée à l’idée d’une histoire progressive qui a son origine dans la pensée des philosophes des Lumières. Ces derniers [7][7]Condorcet, in Esquisse d’un tableau historique des progrès de… découvrent une évolution progressive de l’humanité. Ils affirment que son émancipation est le résultat essentiel du libre usage de la raison, dans la volonté du doute méthodique et du rejet de tout préjugé et autorité. Ils reconnaissent que la voie de cette libération a été frayée par le rationalisme cartésien en ce qu’il privilégie l’évidence intellectuelle et l’oppose à la coutume. Le degré d’autonomie du savoir irait en s’amplifiant jusqu’à s’affranchir totalement des « au-delà ». Il permettrait de maîtriser le monde en l’objectivant. Le devenir devient alors progrès capable de mesure quantitative et qualitative.


Il s’agit donc d’une histoire accumulative et linéaire d’un perfectionnement de l’humanité prenant conscience d’elle-même. La modernité se définirait alors, dans ce cours unique de la temporalité, comme l’expression d’un moment privilégié du processus d’accumulation et d’augmentation des biens et des savoirs. D’une part, ce moment réaliserait la synthèse et le dépassement de l’ensemble des productions d’un passé que l’on maîtrise et auquel on se réfère comme à un contexte dont on connaît le sens ; d’autre part, il se confond avec la conscience de participer à l’accomplissement du projet essentiel de développement et de réalisation du bonheur du genre humain par l’amélioration des moyens culturels, scientifiques et techniques.


C’est ainsi que la notion de modernité a pu tenir lieu d’outil conceptuel qui permet de penser le présent comme novateur par rapport à un passé révolu dont il se démarque et qu’il désigne comme continent de pensées et de pratiques occupant définitivement le segment antérieur de l’axe linéaire (passé) présent – futur [8][8]Cet axe revient en fait à l’unique présent uniformisé se…. Ce segment précurseur dont on reconnaît l’intégrité est consigné dans la mémoire soit en tant que simple objet de culture générale, soit en tant que garde-fou. Selon l’éventail des projets d’avenir il épousera la figure d’âges obscurs ou tout simplement d’Antiquité et d’âge mineur de l’humanité.

Il va de soi qu’une telle conception se double d’un fond idéologique qui a légitimé toutes les missions coloniales « civilisatrices » et continue d’alimenter de façon plus subtile le discours des politiques de développement. Il suffit, en effet, de désigner le retard de certaines sociétés dont le développement est localisé sur l’axe type du progrès comme étant encore à son commencement, pour s’ériger aussitôt en éducateur, en sauveur, en maître à penser et maître d’œuvre, les moyens scientifiques et techniques faisant foi.


C’est bien à partir du culte du perfectionnement que l’occident s’est estimé au plus haut point de la course, au cœur de la modernité. Ce sur quoi il a fondé ses nouvelles missions, travaillant à abolir les différences, à uniformiser les peuples, en substituant ses modèles culturels à une pensée jugée archaïque, déversant, outre mer, ses objets de consommation, faute d’un réel transfert de technologie.


C’est surtout à partir de la figure hégélienne de l’histoire que ces modes de penser et d’agir renforcent leur légitimité. En effet, c’est parce qu’avec l’hégélianisme [9][9]Hegel : Principes de la philosophie du droit, NRF, 1965. l’humanité aborde son présent dans l’État rationnel occidental que l’État moderne, vérité universelle et Raison réalisée, serait en droit et en devoir d’organiser le système des sociétés civiles traversées d’antagonismes et des contradictions nécessaires. Mais ce qui est le plus important dans cette conception, c’est que la Raison occidentale moderne, posée comme l’Absolu de la réalité historique parce qu’elle se situe au début de la fin de l’histoire, peut seule s’extraire du cursus et saisir conceptuellement l’histoire dans son développement. N’étant donc plus tributaire de son temps, elle peut reconnaître et penser le passé comme tel, juger de l’archaïsme de certaines cultures et civilisations, justifier la violence régulatrice.


Cependant, cette figure de la modernité qui a tracé définitivement sa ligne de démarcation avec le monde enchanté des traditions ne cesse depuis de reculer ses limites toujours à venir. Depuis la deuxième guerre mondiale, l’espoir d’un futur meilleur se trouve ébranlé par la déroute des utopies, enseveli par les crises économiques, sociales et morales que connaît l’occident. Du coup, au risque de s’épuiser, la modernité s’est condamnée à des modifications, sous couvert de ruptures post-modernes, voire contemporaines (notamment dans le domaine des arts). Pour survivre, comme par ironie du sort, cette modernité engendre indéfiniment de nouvelles formes qui n’en finissent pas de s’accumuler. Elle continue d’agir comme un mythe exportable de progressisme et d’émancipation. Les figures de la post-modernité comme du contemporain ont, aujourd’hui même, moins d’effet idéologique que n’en conserve cette figure de la modernité.


La modernité a trouvé dans les arts un foyer exemplaire pour se constituer en catégorie esthétique à part entière. Cette attribution comme l’expression d’une ultime différence avec l’artisanat et les productions usuelles a eu pour finalité d’échapper à l’institutionnalisation de la perception et à l’utilitarisme [10][10]Christian Ruby, Devenir contemporain ? La couleur du temps au…. La politique esthétique postcoloniale travaille à mettre en place un jugement universel pour l’identification du commun qui permet le partage des mêmes valeurs et des mêmes représentations.


La destination purement esthétique de la modernité héritée de la conception historiciste des événements lui donne ainsi paradoxalement un statut anhistorique qui va permettre son extension par-delà l’espace socioculturel d’où elle a émergé.


Le problème, en réalité, revient à l’élargissement de la notion de modernité dans son acception de modernisme voire de « modernitarisme » suggéré par Jacques Rancière [11][11]Jacques Rancière, Le Partage du sensible, op. cit. En ligne. Ce dernier, dans son livre Le Partage du sensible, pense les pratiques artistiques comme « des manières de faire qui interviennent dans la distribution générale des manières de faire et dans leurs rapports avec des manières d’être et des formes de visibilité » [12][12]Op. cit., p.39.. Il en distingue trois régimes : le régime éthique des images dont le débat a commencé avec la forme d’iconoclasme platonicien contre le risque porté sur le savoir et sur la pédagogie sociale et politique. Le second régime est ce qu’il appelle « le régime poétique ou représentatif des arts » qui partage selon l’héritage aristotélicien le représentable de l’irreprésentable et donnera ses lettres de noblesse aux beaux-arts. Ces deux régimes sont étroitement liés aux manières d’être dans leur société propre. Enfin « le régime esthétique », selon Rancière, confusément nommé « modernité », qui ne porte pas sur les manières de faire de l’art mais sur « la distinction d’un mode d’être sensible propre aux produits de l’art » [13][13]Op. cit., p.31.. Ce régime qui coupe le sensible de ses fondements en identifiant l’art à une pure autonomie de ses formes va être l’objet d’un malentendu qui consistera à l’identifier à la modernité entendue comme ligne de partage entre « le représentatif et le non-représentatif ou l’anti-représentatif ». Le malentendu consiste donc à inscrire la dimension esthétique dans une lecture historiciste d’un passage à la non-figuration, c’est-à-dire au moment de l’abstractionnisme et du conceptualisme.


Cette confusion des niveaux d’intelligibilité des phénomènes a pour effet de séparer les arts de l’expérience collective et du socle culturel de leur émergence.


Le modernitarisme va étendre cette acception à la fois historiciste et anhistorique dans sa dimension de modèle progressiste aux domaines économique, politique et culturel en mythifiant le libéralisme, la démocratie et la culture marchande. Le phénomène de post-modernité qui caractérise les formes contemporaines des arts est une des conséquences de la crise de ce modèle qui a érigé la distinction esthétique comme moment historique de l’art.


Cependant, malgré le décloisonnement des genres, des formes, malgré leur hybridation, la nouveauté et l’originalité des œuvres comme potentiel d’émancipation et de progrès restent encore aujourd’hui des critères tenaces persistants comme des traces indélébiles de la modernité.


Dans les sociétés anciennement colonisées, cette modernité est encore vécue aujourd’hui dans sa forme postcoloniale idéologiquement, politiquement et militairement. Son action au niveau du jugement esthétique reste, par là même, déterminante dans la manière erronée par laquelle les mouvements et les figures artistiques sont identifiés.


Identifier à une démarche relevant de la modernité des œuvres non figuratives ou à une forme artistique contemporaine des œuvres qui s’apparentent au retour du figural et aux installations, reste encore actuellement l’interprétation courante dans ces sociétés. La perception des démarches plastiques au Maghreb en est un exemple éloquent.


La politique esthétique de la modernité : le cas de la pratique plastique au Maghreb


La peinture de chevalet est une pratique artistique récente au Maghreb. Elle a vu le jour au contact de la peinture coloniale et s’est développée par la suite pour s’autonomiser en plusieurs tendances autour desquelles se posent des problèmes d’identification et d’instauration de nouvelles formes esthétiques.


Si la peinture de chevalet s’inscrit historiquement dans une culture occidentale et que son introduction dans un contexte civilisationnel africain constitue un phénomène exogène, à côté des arts traditionnels, il est important d’examiner comment et jusqu’où se sont opérées, à travers sa transmission et son appropriation, des démarches propres aux contextes du lieu. Cela permettra d’évaluer combien aujourd’hui la politique esthétique postcoloniale travaille à aliéner les représentations et les conduites pour détourner et réinvestir le sensible par un re-partage d’une commune représentation.


Au Maghreb, l’introduction de la peinture de chevalet s’est déjà faite avant l’instauration du Protectorat français, avec le passage et les séjours de peintres attirés par l’expansion coloniale en Afrique du Nord, mais cet art finit par s’institutionnaliser, notamment avec la fondation d’Écoles des Beaux-arts et d’institutions artistiques.


Les différents espaces de formation et d’exposition ont installé progressivement le fait pictural pour faire passer de la prédominance de l’iconographie exotique du début du siècle dernier avec une prédilection pour les paysages et sites typiques (oasis, médina), pour les scènes de misère matérielle et pour une vision de la « femme » aux aspects de bédouine, issue des fantasmes liés à un orient féminin, à des langages plastiques nouveaux qui sont allés d’un traitement figuratif local à l’abstractionnisme géométrique et chromatique.


La première génération des peintres maghrébins s’est retrouvée, à travers des parcours différents, dans le choix de thèmes figurés qui témoignent de l’attachement au patrimoine, au sens large, avec ses aspects souvent anecdotiques.


En rupture avec l’imagerie coloniale, cette représentation de thèmes privilégiés, formes de réappropriation d’une réalité et d’un vécu par l’appropriation d’un art jusque-là étranger, a été perçue comme l’étape tardive du figuratif propre au « retard artistique » mesuré à l’aune de l’histoire de l’art européen. En fait, si les compositions ont été surtout figuratives dans l’ensemble des œuvres jusqu’aux années soixante-dix, avec parfois une portée référentielle certaine, les démarches ont puisé leur force et leur originalité dans une logique des formes et des couleurs qui donne, à chaque peintre, une touche particulière.


C’est pourquoi ce n’est pas à travers le genre qui reste figuratif mais à travers une nouvelle sensibilité que se traduit le mode local de représentation. Ce mode se cristallise dans un traitement des lignes et des couleurs qui prête aux lieux une autre visibilité, aux personnages, une autre forme de présence.


Ces artistes de la première génération ont aussi puisé dans le patrimoine, empruntant à la tradition de la miniature et aux procédés de l’artisanat des ressources formelles qui font la singularité des représentations figuratives et transfigurent les expressions picturales consacrées.


À partir des années soixante, de nouvelles démarches picturales abstractionnistes sont apparues. Elles ont été soutenues par un discours esthético-idéologique (des artistes, chefs de file, comme le tunisien Najib Belkhodja, l’algérien Mohammed Khadda ou le marocain Farid Belkahia) qui appelait à se démarquer du figuratif en le taxant de rétrograde. Les griefs portaient certes sur la représentation comme continuité d’un héritage colonial orientaliste mais surtout sur la figuration comme forme désuète de la picturalité. En effet, les redéfinitions de l’acte pictural se sont faites d’abord en opposition à la première génération de peintres autochtones, considérée comme une institution de transmission par d’autres moyens d’un académisme maquillé de thèmes folkloriques, anecdotiques et typiques où persistent les structures de la perspective et l’équilibre des rapports fond/forme.


Il s’agit d’artistes soucieux de redéfinir leur rapport à la peinture et de se positionner de façon cohérente dans une pratique qu’ils considèrent comme porteuse encore d’attributs fondamentaux d’un art colonial, mimétique et désuet. Les critiques étaient certes animées par un souci de redéfinition d’une pratique héritée de la colonisation, avec notamment son regard exogène et chargé de malentendus. Cependant, l’argumentation reposait sur l’accusation d’un retard formel dans le mode de représentation qui restait figuratif.


Ce reproche relève d’un double malentendu : d’une part, il s’inscrit dans l’idéologie occidentale elle-même de la modernité avec sa conception à la fois progressiste et esthétique qui donne une appréciation péjorative de la figuration ; d’autre part, il repose sur l’idée que le formalisme et l’abstractionnisme sont un mode d’émancipation mais légitimé paradoxalement par un passé patrimonial à dominante non figurative. C’est pourquoi le débat s’est cristallisé, à l’époque, autour de la spécificité de « peindre local » dans une écriture à la fois autre et référenciée, alors que la référence restait esthétiquement occidentale.


Le problème, il faut le préciser, c’est que ces manifestations n’ont pas été suscitées par les exigences d’un public qui, en fait, était resté rare, voire totalement indifférent à l’action picturale. Elles n’ont pas non plus été nécessitées par un éventuel iconoclasme qui aurait rendu la peinture esthétiquement inopérante. L’introduction et le développement de la peinture figurative occidentale ainsi que sa prise en charge par des artistes locaux n’ont pas rencontré de résistance ou suscité de réaction hostile se référant à un iconoclasme catégorique.


Les nouvelles tendances abstractionnistes font plus état de la difficulté à trouver des bases communes à un réinvestissement de l’espace culturel, dans une conception à la fois moderniste et patrimoniale, que d’un véritable diagnostic de la peinture de leurs aînés. L’entreprise des artistes abstractionnistes depuis les années soixante est prise dans une aporie inhérente à sa spécificité et à son historicité. Si l’occident a, lui, développé et fondé la démarche abstractionniste après une longue histoire figurative, le malentendu dont il est question concerne moins la démarche que le discours sur la peinture contemporaine et réside dans l’ambiguïté même des référents. D’une part, les artistes se réfèrent à l’abstractionnisme de Mondrian, de Delaunay, et de Klee comme forme esthétique pure, d’autre part, ils puisent dans la plasticité du signe calligraphique et les modules des décorations traditionnelles.


Cependant, il est important de distinguer, ici, entre l’intention déclarée des artistes soutenue par le discours critique et la teneur elle-même de la production artistique. Cette dernière garde toute sa force créatrice par le fait même, pourrait-on dire, de l’aporie de ses références. Aussi problématiques qu’elles soient, les confusions entre les couples d’opposition figuration/modernité, art patrimonial/art occidental constituent aussi un ressort à la création de nouvelles formes plastiques, dans le dépassement des significations extra-picturales accordées traditionnellement aux formes patrimoniales. C’est ce qui explique la diversité et l’originalité des approches abstractionnistes locales.


Aujourd’hui, l’avènement de la pratique encore timide des installations est soumis aux mêmes malentendus et aux mêmes interrogations inhérentes à la situation à la fois postcoloniale et post-moderne des artistes du Sud. En occident, l’inscription des installations dans les espaces publics est celle d’une action de contestation et de dévoilement qui rompt avec l’autonomie de l’œuvre à portée esthétique. Au Maghreb, cette pratique encouragée par l’offre du marché occidental de l’art se destine encore à la même exposition que les œuvres picturales, ne disposant pas d’un espace public de même nature, espace qui leur donne place et sens. Elle s’annule elle-même dans l’absence de ce qui lui aurait donné sens, à savoir une mise en situation relationnelle qui questionnerait des espaces de vie communs en mettant en scène leurs contradictions. C’est en quoi le régime postcolonial des arts, qui tente de donner une visibilité dans les grandes expositions européennes d’art contemporain à quelques œuvres d’artistes du Maghreb, ne peut aussi qu’entretenir la même illusion en délocalisant une pratique pourrait-on dire de nature in situ de son contexte socioculturel.


Ce déplacement a cependant, comme on l’a vu plus haut, d’autres enjeux : d’une part, celui de maintenir les créateurs dans une orientation qui les éloigne d’un véritable questionnement sur leur contemporanéité en brouillant les références, d’autre part, celui de reconduire des représentations coloniales stéréotypées par déplacement d’objets comme c’est le cas dans les installations sur le 11 septembre ou sur le voile islamique, dans un amalgame entre islam, violence et terrorisme.

Il est clair que l’urgence est aujourd’hui de reprendre les questions qui étaient cruciales dans les années soixante avec la rupture opérée par les indépendances et de voir comment créer pour devenir contemporain ; de garder en tête que les arts sont des manières de faire en rapport avec des manières d’être et qu’en cela, ils donnent sens à un partage du sensible. »


Notes


[1] Se référant à l’analyse de Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952, p.83, Homi K. Bhabha, in Les Lieux de la culture, Une théorie postcoloniale (traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Payot, 2007, p.89), remarque que « le sujet colonial est toujours “surdéterminé de l’extérieur”. C’est par le biais de l’image et de l’imaginaire – ces ordres figurant sur un mode transgressif aux frontières de l’histoire et de l’inconscient – que Fanon évoque le plus profondément la condition coloniale. »

[2] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit.

[3] Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture, Une théorie postcoloniale, op. cit., p.121.

[4] Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique éditions, Paris, 2000.

[5] Ibid., p.62 : « La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des fictions, c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire ».

[6] Rachida Triki, « L’image politique du corps : une stratégie de l’intime » in Politiques de la photographie du corps, Klincksieck, Paris, 2007.

[7] Condorcet, in Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Éd. Sociales, Paris, 1966, trace le tableau d’un progrès indéfini de l’espèce humaine.

[8] Cet axe revient en fait à l’unique présent uniformisé se projetant constamment dans l’avenir.

[9] Hegel : Principes de la philosophie du droit, NRF, 1965.

[10] Christian Ruby, Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Le Félin, Paris, 2007, p.49. L’esthétique joue depuis le xviiie siècle « un rôle politique, celui de construire un type de sensibilité et de goût stabilisés adéquats à la posture du sujet monologique et des requêtes en identification du commun ».

[11] Jacques Rancière, Le Partage du sensible, op. cit.

[12] Op. cit., p.39

[13] Op. cit., p.31.


(Texte publié dans Rue Descartes 2007/4 (n° 58), pp. 104-111)

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