ATTAB Sabah
Docteure en Littérature française.
Professeure de langue et littérature françaises.
Université Ibn Tofail, Kénitra
Faculté des Langues, Lettres et Arts
Laboratoire : Littérature, Art et Ingénierie pédagogique
Plan
Résumé
(…) Une femme savante ou seulement pensante est toujours laide, je vous en avertis sérieusement, et surtout une femme auteur…A propos ! Qu’est-ce donc que m’a dit Laure ? Que vous vouliez écrire. Ah ciel ! Une femme autrice ! Mais, c’est le comble du délire !(…) Une femme autrice sort des bornes de la modestie prescrite à son sexe.[1]
Français
Dans son ouvrage : Le monde arabe au féminin (El Khayat, 1986) la psychiatre et écrivaine marocaine évoquait la question du rôle majeur de l’écriture pour la femme arabe expliquant qu’ : « Il y a une nécessité historique, tactique et politique à ce que les femmes écrivent et soient lues. »[2] Fatima Mernissi a dédié son récit : Rêves de femmes, une enfance au harem (Mernissi, 1994) à l’éloge des mots et de l’écrit. En effet, la question de l’écriture des femmes se pose avec acuité au Maroc. Les écrivaines Marocaines tentent de s’imposer dans le champ littéraire, confrontées à une multitude de défis. Notre contribution met la lumière sur les immenses apports de cette littérature naissante et sa contribution, au-delà du littéraire et du poétique, à insuffler de nouvelles visions d’égalité, de droits et à ériger des remparts face au sexisme, à la discrimination et à la violence contre les femmes. Nous explorons aussi les caractéristiques de cette littérature, dont la principale spécificité est l’engagement.
English
Introduction :
Les mots sont les maux de la condition de la femme dans le monde arabe en général, et au Maroc, en particulier. Société patriarcale, par excellence, elle barricade la femme et construit autour de la parole et de l’expression verbale tout une toile d’interdits, de tabous et de hudud, terme lourd de symboliques et que la sociologue Marocaine Fatima Mernissi a mis en exergue, dans toute sa réflexion et son œuvre théorique et littéraire, non pour le sacraliser, mais plutôt pour l’accuser de toutes les injustices infligées aux femmes Marocaines. Il trônera dans ses écrits, en dictateur, à côté d’un autre terme, tout aussi paralysant et inhibant : le harem.
Mais la sociologue a intronisé un autre terme : « raconter » dans son récit autobiographique : Rêves de femmes, une enfance au harem (Mernissi, 1994). La parole est pouvoir, les mots sont une arme et pouvoir s’exprimer, c’est le premier pas vers l’émancipation et l’autonomie. Ses principales héroïnes, dans Rêves de femmes possèdent toutes le don de raconter des contes. Ce don devient leur issue de secours, leur bouffée d’oxygène et leurs espoirs dans un avenir plus émancipé, plus juste et plus égalitaire. Ghita El Khayat est convaincu que :
Le rapport des femmes à l’écriture est le problème frontal de leur lutte et les femmes, peuple sans écriture sont absentes dans l’histoire à cause de cela et sont entrées dans la lutte, diminuées par cette infirmité à manier la langue, l’écrit et la pensée.[4]
1. La narration comme outil d’émancipation et l’écriture comme espoir :
Les mots, je les chérirai, je les cultiverai pour éclairer les nuits, abattre les murailles, et anéantir les barrières. Tout me semblait facile, tante Habiba, grâce à vous et Chama qui apparaissiez et disparaissiez derrière votre fragile rideau de l’impuissance. Si frêles, vous étiez, dans la nuit, déjà avancée, sur cette terrasse isolée, mais si vitales, si merveilleuses. Je me ferai magicienne. Je cisèlerai les mots, pour partager le rêve avec les autres, et rendre les frontières inutiles.[5]
Interrogée sur son militantisme pour les droits de la femme marocaine, la sociologue répond :
J’ai milité en organisant des ateliers d’écriture pour suggérer l’écriture comme arme pour donner la visibilité aux acteurs civiques qui rêvaient de changer le Maroc et ce, à travers un livre collectif. Ces acteurs étaient des ex-prisonniers politiques, des femmes qui ont créé des associations dans les quartiers populaires (…)[6]
Un des personnages mythiques du récit est celui de tante Habiba, la femme répudiée, exclue, considérée comme citoyenne de seconde zone, humiliée, marginalisée, mais réhabilitée grâce à son don de conteuse. Elle subjugue son auditoire et requiert sa place du moment qu’elle possède l’art du verbe, l’art du mot et le temps de la narration, la conteuse se place au centre du monde, les yeux sont rivés à ses lèvres, c’est elle qui dirige le moment, le manipule, le sublime. Elle est la seule à offrir ce voyage hors temps, hors murailles. Elle, que le mari, par autorité et dictature machiste, par despotisme patriarcal l’a dépossédée de tout explique :
Mais il ne pourra jamais m’ôter ce que j’ai de plus précieux, répétait-elle, mon rire et toutes les merveilleuses histoires que je sais raconter quand l’auditoire en vaut la peine.[7]
La narration, les mots sont toujours connotés positivement. Dans une situation d’enfermement, la parole est la clef. Dans le récit, ce sont les femmes qui parlent et qui réussissent à initier le changement. L’exemple de la mère de la narratrice par ses protestations, ses revendications, son entêtement, sur un ton revendicatif et sur un autre registre, plus apaisé, plus stratégique se déploient les contes, les histoires de tante Habiba. Le trio « féministe » est couronné par l’artiste Chama, dont le jeu dramatique devient indispensable, les mots, les trames et les intrigues irremplaçables. La narratrice, subjuguée raconte que :
Chevauchant sur les mots, nous dépassions Sind et Hind, laissant loin derrière nous les pays musulmans, vivant les dangers de l’aventure, à la rencontre de chrétiens et de juifs qui nous offraient de partager leur nourriture bizarre, nous regardant faire nos prières tandis que nous les regardions faire les leurs. (…)»[8]
C’est cette altérité, cette tolérance, cet humanisme que nous offre la maîtrise des mots, et par extension la maitrise du savoir, et à moyen et à long terme, le changement des mentalités, les modifications des convictions radicales au contact de l’ouverture :
les mots ne sont pas innocents. Les mots sont là pour changer le monde.[9]
La narratrice exprime le même désir devant sa mère après avoir entendu l’histoire de Schéhérazade, symbole de la délivrance par les mots :
Quand ma mère eut fini l’histoire de Schéhérazade, je me suis mise à pleurer : « Mais comment apprendre à dire des histoires pour plaire à un roi ?[10]
Elle exulte et l’art des mots se profile devant elle comme idéal et décide d’y adhérer comme mode de réflexion, comme état d’être :
Ses contes me donnaient envie de devenir adulte, pour pouvoir, à mon tour développer des talents de conteuse. Je voulais, comme elle, apprendre l’art de parler la nuit.[11]
Les contes symbolisent l’accès à la parole. Et la nuit, synonyme de fanatisme et d’obscurantisme se dissipe sous l’effet et la magie des mots. C’est cette prise de parole qui permettra la conquête des droits -si ce n’est à court terme, du moins, à moyen et à long terme-
Le conte le plus populaire de tante Habiba, qu’elle réservait pour les grandes occasions, était celui de « la femme ailée » qui pouvait s’envoler de la cour quand elle le désirait.[12]
L’auteure a prêté l’art de la narration à une autre femme, elle, aussi fragilisée de par son déracinement, mais réhabilitée grâce aux mots, tout comme tante Habiba. Il s’agit de Yaya, l’épouse noire du grand-père :
En échange, elle promit de leur raconter une histoire chaque semaine. (…) Pendant la soirée des contes, toutes les épouses se réunissaient dans la chambre de Yaya, on apportait des plateaux de thé et elle parlait de son merveilleux pays natal.[13]
Ce n’est pas, par hasard que les moments des contes, moments hautement symboliques se déroulent à l’étage. La hauteur est à l’image de cet art qui transporte et sublime. C’est une adresse directe au lecteur avec l’emploi de la condition comme une invitation :
Si vous aimez les histoires, les étages supérieurs sont aussi le lieu idéal. Il faut grimper la centaine de marches de faïence qui débouchent au troisième et dernier étage de la maison, avec la terrasse attenante, où tout est blanc, spacieux et accueillant.[14]
Tout est connoté positivement, le champ lexical de la hauteur, doublé de la notion de la difficulté est scandé avec les termes suivants : les étages supérieurs, grimper, une centaine de marches, troisième et dernier étage, la terrasse. » Ajouté à cela, la magnificence de l’espace idéalisé, rendu comme l’éden ou le paradis avec des qualificatifs positifs : Blanc, spacieux, accueillant :
Les théâtres devraient toujours être en hauteur, sur des terrasses blanchies à la chaux, près du ciel.[15]
L’inspiration et la passion de la conteuse sont sacralisées car elles proviennent du « ciel », ce don a donc tout pour être vénéré, d’autant plus que le premier mot du livre sacré, le coran est une invitation à la lecture : « lis ». Tante Habiba avait ce rituel de déclencher la narration après un regard vers le ciel, espace immaculé duquel elle puise son savoir et s’en inspire :
Je remarquais qu’avant de reprendre son récit, elle fixait toujours du regard le petit carré du ciel au-dessus de nos têtes, comme pour remercier Dieu du talent dont il l’avait dotée.[16]
Et Mina, la déracinée fait partie des élues qui possèdent le privilège du don de la narration. Cette femme aux débuts précaires va voir sa vie et son statut à l’intérieur du harem évoluer grâce au pouvoir des contes, au pouvoir des mots. L’auteure prête ce don à des femmes exclues afin de signifier l’importance des mots dans la réhabilitation, la thérapie et la capacité à la résilience. Les trois conteuses : tante Habiba, Yaya et Mina sont dotées d’un tempérament calme, positif et flexible. A chaque fois, la narratrice s’adresse à elles, sur une tonalité affective, de quelqu’un qui a donné une promesse et s’en acquitte brillamment :
Oui, Mina, je vois ce que tu veux dire. Je le vois si bien. Il me suffit d’apprendre à sauter assez haut pour atteindre les nuages.[17]
Elles, dotées d’un don de prémonition ont prédit un avenir exceptionnel à la narratrice :
L’univers des mots devient ainsi promesse du bonheur : « Elle (La mère) a ajouté qu’il me suffisait de savoir pour le moment que mes chances de bonheur dépendaient de mon habilité à manier les mots. »[18]
Et encore plus, les souvenirs de ces contes vrais comme ceux de Mina, la déracinée constituent pour l’auteure, encore aujourd’hui, une source d’espoir et de force :
C’est une vision qui m’a hantée et me hante encore aujourd’hui. Chaque fois que je trouve le silence et le recueillement nécessaires pour me représenter cette image, je sens l’énergie et l’espoir renaître en moi.[19]
Trois femmes qui comptent dans le tissage de l’imaginaire de l’auteure. Ces contes, cette narration, cette « écriture à haute voix » comme dit Roland Barthes est une base essentielle de l’esthétique du plaisir du texte :
Ce qu’elle cherche (…) c’est un texte où l’on puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chaire profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage. Un certain art de la mélodie peut donner une idée de cette écriture vocale.[20]
La sociologue et féministe a une conviction inébranlable dans le pouvoir des mots à changer la situation des femmes et à renforcer leur émancipation. Car c’est justement cette longue tradition d’anonymat » comme le rappelle la psychiatre Ghita El Khayat, dans son essai : Le Monde arabe au féminin. Asma lamrabet, féministe et héritière des idéaux de Mernissi rappelle lors d’une conférence cette conviction que lui répétait la sociologue : « L’écriture est l’une des formes anciennes des prières.» C’est cette conviction profonde et inébranlable dont parle aussi son éditrice, Mme Leila Chaouni, qui répondait à la question :
Comment le manuscrit de Fatna El Bouih vous-est-il parvenu ? Franchement je ne me souviens plus. Cependant, je pense qu’elle a dû me le remettre personnellement ou par une tierce personne. Il ne faut pas oublier que j’avais publié plusieurs livres d’Abdelkader Chaoui alors qu’il était toujours en prison. De plus j’étais l’éditeur de Fatima Mernissi qui