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« Madame Bovary, c’est moi », formule apocryphe

Gérard Pelé


Gustave Flaubert aurait prononcé cette phrase, mais on n’en trouve la trace dans aucun de ses textes publiés, et pas non plus dans sa correspondance ou dans ses notes, en particulier celles qui ont préparé et accompagné la rédaction de Madame Bovary. Seul René Descharmes, dans sa thèse, Flaubert - Sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, parue chez Ferroud en 1909, l’affirme, citant « une personne » qui aurait connu intimement Mlle Amélie Bosquet, une correspondante de Flaubert qui lui aurait rapporté ce propos. On peut néanmoins trouver une certaine forme de proximité avec son héroïne dans sa correspondance : « Quant à l’amour, ç’a été le grand sujet de réflexion de toute ma vie. Ce que je n’ai pas donné à l’art pur, au métier en soi, a été là ; et le cœur que j’étudiais, c’était le mien. Que de fois j’ai senti à mes meilleurs moments le froid du scalpel qui m’entrait dans la chair ! Bovary (dans une certaine mesure, dans la mesure bourgeoise, autant que je l’ai pu, afin que ce fût plus général et humain) sera sous ce rapport, la somme de ma science psychologique et n’aura une valeur originale que par ce côté. En aura-t-il ? Dieu le veuille ! » (lettre à Louise Colet, 3 juillet 1852, Correspondance, « Bibliothèque de la Pléiade », T. II, p. 124). De plus, ce que suggérerait cette formule, c’est qu’il affirmerait être l’auteur, le créateur au sens fort de ce terme, de son roman intitulé « Madame Bovary », autrement dit une assertion banalement tautologique. Pas plus que Vladimir Nabokov ne se serait ridiculisé en affirmant « Lolita, c’est moi », sa qualité d’auteur n’étant pas mise en doute, Gustave Flaubert n’ayant pas dit, selon René Descharmes, « Emma Bovary, c’est moi », n’aurait eu de raison de revendiquer un statut d’écrivain qui lui était acquis, même s’il ne connut véritablement la notoriété qu’à la suite de cette publication.


Quoi qu’il en soit, alors qu’on ne trouve que deux de ces rapprochements explicites, de nombreuses déclarations démentent toute identification de l’auteur à son œuvre ou à son héroïne, par exemple : « Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi ; jamais ma personnalité ne m’aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l’espère bien), mais il me paraît difficile que j’en compose de plus habiles. Tout est de tête » (lettre à Louise Colet, 6 avril 1853, Correspondance, T. II, p. 297). Il réfute tout lien affectif dans d’autres courriers, et affirme une position d’extériorité : « Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sensible sont loin de ma manière naturelle. Dans Saint Antoine j’étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin. Aussi je n’y trouve aucune commodité » (lettre à Louise Colet, 13 juin 1852, Correspondance, T. II, p. 104). Et il lui est même arrivé de déprécier son héroïne : « Et puis ne vous comparez pas à la Bovary. Vous n’y ressemblez guère ! Elle valait moins que vous comme tête et comme cœur ; car c’est une nature quelque peu perverse, une femme de fausse poésie et de faux sentiments » (lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857). Tout ce que l’on peut retenir des documents fiables c’est, par conséquent, l’idée que chaque œuvre étant un artefact, l’auteur s’y trouve inévitablement impliqué, mais ne peut pas pour autant être identifié à l’un de ses héros ou à l’une de ses œuvres.


Si on voulait, ceci dit, faire l’hypothèse que son personnage de fiction, Emma Bovary – tout inspiré qu’il ait pu être par le suicide à l’arsenic de Delphine Delamare en 1848, mariée avec Eugène Delamare qui était un ancien élève du père de Gustave Flaubert et officier de santé peu susceptible de lui offrir autre chose qu’une vie terne –, peut être comparé avec celui, réel, de George Sand qui publia son premier roman, Indiana, sous ce pseudonyme en 1832, soit vingt-cinq ans avant celui de Gustave Flaubert, il serait utile de rappeler, en effet, quelle était « la condition féminine » de leur époque. On peut pour cela en référer à Pierre-Joseph Proudhon, pourtant censé être à la pointe des luttes d’émancipation et pour l’égalité (la propriété, c’est le vol), exprimant une critique des femmes libres, de George Sand par exemple, dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église où il se montre particulièrement conservateur, estimant que la vraie place de la femme n’est pas à l’usine mais au foyer. Il y envisage le risque d’une « pornocratie » en ces termes : « L’égalité politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non point seulement la logique mais encore la conscience humaine et la nature des choses […] Le ménage et la famille, voilà le sanctuaire de la femme » (Le Peuple, 12 avril 1849).


Les révolutionnaires de 1789 avaient d’ailleurs déjà envisagé les choses de cette manière, comme le montre Geneviève Fraisse dans un ouvrage intitulé Les deux gouvernements : la famille et la Cité (Gallimard, Folio/Essais, 2000) : « l’important est le repérage de l’espace large de la démocratie, des lieux où le sexe est marqué, des lieux où il paraît en relief ». En ce qui concerne le domaine de l’art, elle rappelait dans un une interview donnée au journal Libération le 25 mars 2016 que l’on devait reconnaître « la résistance à laisser les artistes femmes intégrer l’école des Beaux-Arts à la fin du dix-neuvième siècle et la polémique soi-disant morale autour de la copie du nu ». Car, ajoutait-elle, « C’est la copie et non le nu qui pose problème : peut-on copier le nu quand on est une femme, quand l’équation nudité-vérité s’établit à partir du corps féminin depuis l’Antiquité ? » Elle concluait que la transgression était là, « dans cette réappropriation de l’accès à la vérité » comme acte – peu importe la pertinence de ladite équation. On pourra également se référer au sixième chapitre de son ouvrage intitulé La sexuation du monde, édité aux Presses de Sciences Po en 2016. On voit par là qu’il eût peut-être été mieux admis que « Madame Bovary » se mît en tête d’écrire des romans plutôt que de devenir peintre, et surtout de se passionner pour un « objet », son amant, devenu absent, voire qui ne correspondit jamais à ce qu’elle imaginait.

Par conséquent, toujours en suivant l’hypothèse d’une possible comparaison entre un personnage fictif et un personnage réel, il n’est pas certain que George Sand, tout aristocrate qu’elle fut, n’aurait pas rencontré plus de résistance à vouloir faire une carrière de peintre plutôt que d’être une écrivaine, sachant qu’elle était consciente que sa vocation littéraire pouvait aussi poser problème, raison pour laquelle, peut-être, elle prit un pseudonyme masculin, tout comme Marie d’Agoult qui, dans la même période, publia ses écrits sous le nom de Daniel Stern ; et il n’est pas plus certain que sa liberté de mœurs n’ait été tolérée qu’en raison de son statut social, même s’il est indéniable qu’il a pu la protéger d’attaques que sa fortune et sa plume eussent tôt fait de tourner en dérision, de même que les relations que sa grand-mère lui avait léguées. On sait que les contemporains de Marie de Gournay, femme de lettres et éditrice de Montaigne, l’ont évincée de l’Académie dont, il est vrai, elle avait dénoncé la dépendance aux mondains et aux courtisans qui avaient permis à Richelieu de la contrôler. La liste serait longue, mais il faut bien sûr mentionner Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur, qui dissimula habilement ses critiques faites à la société – à peu près à la même époque que celle dans laquelle George Sand a publié ses romans – et, notamment, la mainmise des hommes sur le corps des femmes, dans des contes pour enfants, et en obtenant aussi que ses droits d’auteur lui fussent directement versés, plutôt qu’à son mari.


Enfant, George Sand, alors Aurore Dupin, eut un précepteur et ne passera que deux années au couvent, de quatorze à seize ans, complétant ensuite son éducation par de nombreuses lectures, notamment d’ouvrages philosophiques, mais également de recueils de poésies. Quant à Emma Bovary, elle avait été instruite au couvent en matière de pratique des arts, puisqu’elle « savait […] la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano ». Alors, la question se pose de savoir pourquoi elle n’en fait aucun usage : « Elle s’était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoi qu’elle n’eût personne à qui écrire. […] Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? Qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Erard dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme d’une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? À quoi bon ? » Dans son texte, Gustave Flaubert laisse entendre que son héroïne se serait découragée, faute de destinataires pour des activités qui auraient exposé de possibles talents dont elle avait acquis les techniques au cours de son éducation. Mais on sait que certains individus ont des pratiques artistiques sans que cette finalité ne soit recherchée ; on les découvre, à l’occasion, quand un tiers s’instituant « curateur » se mêle de les porter à l’attention du public. Par ailleurs, Flaubert ne donne aucun indice que sa condition sociale lui aurait « interdit » une telle pratique. Lui-même, n’étant pas encore célèbre comme il le sera à la suite de la publication de Madame Bovary – grâce en partie au procès pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs » mené par le procureur Ernest Pinard, ce qui veut dire que, d’une certaine manière, ces reproches étaient effectivement adressés à Emma, donc à toutes les femmes qui s’aviseraient de céder à leurs sentiments – ne s’acharne pas moins à écrire ce roman pendant cinq ans, avant qu’une première édition n’en soit publiée, d’abord sous forme de feuilleton, en 1856.


En restant dans le cadre de l’hypothèse initiale, ne pourrait-on pas, alors, en faire une autre que celle de « l’artiste impossible et l’artiste réelle » ? Pour cela, on pourrait par exemple évoquer l’ouvrage de Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres - I would prefer not to, publié en 1997 aux Éditions Hazan. En effet, il y évoquait des figures, pas toutes tragiques, d’artistes qui, s’étant distingués par leur démarche d’abstention de « faire œuvre », n’en furent pas moins reconnus comme tels. S’il est vrai que nombre de ceux qu’il cite nous sont connus par une abstention décidée, manifestée, et par le tragique d’existences fréquemment interrompues par des actes ou des comportements suicidaires, avec peut-être Jacques Rigaut comme figure de proue, mais aussi d’autres qui apparaissaient déjà dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, ce n’est pas le seul destin possible et, pour citer Clément Rosset (Principes de sagesse et de folie), il y a peut-être là une faculté qui se fonde sur une certaine discrétion, une « réserve », un « don de l’abstention » qui, loin de craindre le réel, en donne au contraire les plus clairvoyants témoignages. Aux antipodes du « mystère » que prétend révéler dogmatiquement « l’œuvre d’art » administrant, en sa religion et par aveuglement, la soumission de la volonté, cette pratique du secret, qui ne s’incarne jamais si bien que dans la relation des amants, est une fréquentation de l’enfance qui, selon Roger Dadoun (Duchamp - Ce Mécano qui Met à Nu) « situe l’amour, sexualité incluse, au foyer, ardent, de la condition humaine ».


Avec cette seconde hypothèse, Emma Bovary aurait très bien pu devenir une artiste, en dépit de conditions « en tout point défavorables », en effet, car le couvent, tout en initiant ses pensionnaires à des pratiques « artistiques » pour qu’elles ne paraissent pas trop idiotes dans les sociétés où elles servaient surtout d’ornement, prenait grand soin de privilégier ce qui pouvait être utile à la vie domestique qui leur était assignée. Mais il n’est pas sûr que ces « conditions » étaient liées à l’origine sociale de ces jeunes filles, défavorables pour une paysanne, fût-elle fortunée, favorable pour celles de l’aristocratie, tout autant destinées à assumer le « gouvernement » de la famille et à ne pas se mêler de celui de la cité, ce qui eût été inévitable dès lors qu’une activité qui aurait exploré le monde « réel », en littérature aussi bien qu’en peinture, eût été engagée. Alors, décidément, il faut s’en tenir au texte de Gustave Flaubert : « Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, – étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages. »


Rien, en effet, n’aurait empêché Gustave Flaubert, s’il l’avait voulu ainsi, de dépeindre Emma comme « étant de tempérament plus artiste que sentimentale, cherchant des paysages et non des émotions ». Comme il l’écrit à Louise Colet en 1853, « je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l’espère bien), mais il me paraît difficile que j’en compose de plus habiles. Tout est de tête ». S’il avait suivi cette voie qui n’eût rien retiré à son talent d’écrivain, il aurait attribué à Emma le désir de donner de la publicité à l’une ou l’autre des activités – écriture, peinture ou musique – dont elle avait acquis la technique. Aurait-elle alors « [senti], comme [une] brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase », comme elle le souhaitait ? En aurait-elle été comblée ? Beaucoup s’en contentent, après tout, mais cela n’aurait peut-être pas été suffisant aux yeux de Gustave Flaubert pour « faire une fin », à la fois conforme à ce qui lui avait d’abord servi de point de départ, et d’une intensité propre à impressionner son lecteur. Ça aurait été comme de « baisser le son » au lieu de terminer une pièce de musique par une « coda », une « queue » qui met un terme tangible à son exécution.


Gustave Flaubert a choisi de faire d’Emma une jeune femme plus motivée par ce qu’elle peut éprouver que par l’exposition d’artefacts. Or, qu’il la fasse renoncer, s’abstenir et vivre dans le secret de ses sentiments, n’impliquait pas qu’elle fût abstinente. Ainsi, aux paysages, aux tempêtes et à la désolation des ruines, il était inévitable qu’il lui fît ajouter les émotions et les jouissances de l’amour. Et on peut considérer que ce n’était encore là que les prémices d’un art, d’un « art de vivre » dont l’accomplissement sera le spectacle de son suicide, une authentique œuvre d’art dans le sens où une destruction peut l’être, ne laissant subsister que les épaves d’une tempête, les ruines d’un cataclysme ou d’une guerre. Artiste de fiction sans doute, mais artiste d’elle-même comme le furent Virginia Woolf ou Jacques Rigaut, s’accomplissant avec les ressources les plus élémentaires, les plus intuitives, les plus « enfantines », Emma ne laissa subsister qu’une trace écrite de son œuvre. Comme le faisait remarquer Aristote dans sa Poétique, « nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et les cadavres ». Gustave Flaubert est l’auteur du récit qui nous offre cette jouissance, en faisant de son héroïne l’autrice du spectacle auquel nous prenons plaisir pour la raison même qu’il nous glace d’effroi.

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