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L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain*

L’intime en art : entre l’artiste et le monde, entre privé et public

-Partie 1-


Interview d’Eliane Chiron par Sandra Rey.


S.R. À certaine occasion vous avez dit que « l’art se conçoit dans l’intime de la solitude, mais il n’acquiert sa pleine existence qu’exposé en public ». Comment discernez-vous le concept d’intime, par rapport au privé et au public dans l’art contemporain ?


E.C. Quand on parle d’art contemporain, ces trois mots sont distincts mais ne peuvent être pensés séparément. L’artiste part de ses émotions et sentiments personnels, ressentis dans sa vie privée. En fusionnant avec d’autres expériences disparates, l’œuvre va donner une forme à quelque chose de nouveau qui émerge de cette fusion. Le travail artistique est ce processus de mise en forme. Mais pour exister pleinement, l’art a besoin d’être montré en public, car il fait surgir des émotions nouvelles qui n’existent que partagées. En public, ce que l’œuvre donne à éprouver sont des émotions impersonnelles. Au moment seulement où l’œuvre rencontre le public, dans une sorte de transfert, apparaît la part intime, impersonnelle, de l’œuvre ; elle échappe à l’artiste, qui n’en a pas conscience quand il/elle conçoit l’œuvre.


S.R. Dans la préface du livre que vous dirigez2 vous considérez avec justesse que dans les sociétés contemporaines l’intime et le privé sont de plus en plus médiatisés et confondus dans l’espace public. En effet, les réseaux sociaux de l’internet incitent à la surexposition de la vie privée ainsi qu’aux superpositions entre les espaces public et privé. Vous introduisez dans le couple privé-public le concept d’intime. En ce qui concerne l’art, comment rapprochez-vous, ou bien distinguez-vous les concepts d’intime et d’intimité ?


E.C. Dans leur usage, les concepts d’intime et d’intimité s’opposent. Pourtant il fallait le faire comprendre car ils sont souvent confondus, pas seulement dans la conversation courante. En écrivant sur l’intime dans l’art, ce qui n’avait jamais été abordé sous l’angle des rapports avec le public et le privé, j’ai découvert sa singularité, qui le distingue nettement de la notion d’intime, dans nos vies. Par exemple, plusieurs personnes peuvent être des intimes ou faire partie d’un cercle d’intimes. Concernant ces vies, objets d’étude de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie, de la psychanalyse notamment, nous pourrions plus généralement parler de l’intimité des rapports humains ou d’un chez soi (le Heim allemand), user de l’adjectif, par exemple pour évoquer des lieux intimes. Nous sommes alors dans ce que les historiens nomment le privé du privé, ce qui ne s’ajuste pas au fonctionnement de l’art. Quand je projetais l’ouvrage collectif sur l’intime en art, un ami m’a suggéré de demander un texte à une gynécologue. C’était exactement ce que je voulais éviter, tant on a tendance à réduire les femmes à leur « intimité », sexuelle bien entendu, ce qui est insupportable - même si, on le voit dans le livre, l’intime n’est jamais séparable du corps. Enfin, pour distinguer autrement l’intime en art, remarquons qu’à propos de petits tableaux par exemple, on pourra souligner le caractère intimiste, qui aura trait cette fois au sujet traité (Chardin, Vermeer), donc pas à ce qui est proprement artistique, mais on ne pourrait jamais dire : ce sont des tableaux intimes. En somme, encore une fois, ce qui distingue l’intime en art est le fait d’être impersonnel, c’est-à-dire de concerner indifféremment tout le monde. Je crois vraiment que l’art est pour tout le monde et pas seulement pour une élite, bien que beaucoup, parmi cette élite de gens plus riches que les autres, croient qu’eux seuls peuvent comprendre l’art, notamment contemporain. L’intime en art est un adjectif substantivé, presque neutre, en tout cas qui ne s’adresse à personne en particulier. Lyotard dit avec raison que l’art est « indestiné ». Si l’on cherche une autre comparaison dans le vocabulaire ayant trait à l’art, on parlera de la dimension sensible d’une œuvre, dont participe par exemple la picturalité d’un tableau (qui le distingue de sa reproduction). La sensibilité n’a rien à faire dans cette histoire, elle serait un contresens, confondant un sensible éprouvé par tous les sens corporels, partageable, et la particularité psychologique attribuée à telle personne. Et là encore on évoquera plus volontiers la « sensibilité » des femmes, car cette qualité est requise par les rôles sociaux qu’on leur attribue et qui tend à les confiner, précisément, dans l’intimité des maisons.


S.R. Comment situez-vous les manifestations de l’intime dans l’art contemporain ; est- ce que l’intime aurait à avoir avec la surexposition de la vie privée dans les œuvres contemporaines, ou bien, l’intime serait-t-il plutôt à situer par rapport aux motivations profondes qui poussent l’artiste à produire l’acte créatif ?


E.C. La « surexposition de la vie privée dans les œuvres contemporaines » participe d’un processus historique sur la longue durée. Pour aller vite, en voici quelques jalons. Dans la Rome antique, la sphère privée, reléguée dans la domus, était réservée à tout ce qui relevait du processus vital et des corps, de la naissance à la mort. Tout cela devait rester caché. Les esclaves, les enfants et les femmes y étaient soumis au pouvoir du pater familias. Dans l’espace privé, on était très précisément privé de la liberté qu’avaient les citoyens (les hommes) dans l’agora. Cela est souligné par Hannah Arendt, qui — ce n’est pas indifférent — est une femme. Aujourd’hui on naît et meurt à l’hôpital. Au XVIIIème siècle, l’intime remplace le privé de façon précaire, il devient public à travers notamment le roman et la poésie. Hannah Arendt dira que l’intime n’acquiert sa pleine consistance qu’exposé en public, aux yeux de tous. L’œuvre participe alors des objets de culture qui fondent notre monde commun. Il n’est pas sans intérêt de constater que la surexposition des corps dans l’art a débuté avec les artistes femmes, jusque-là tolérées dans la seule sphère privée, invisibles. Longtemps cantonnées au rôle d’épouses, de modèles et de muses, elles ont inversé la situation en se servant elles-mêmes de leur corps comme matériau (Claude Cahun, Gina Pane, etc.). Par ailleurs, il y a le social : le développement exponentiel des réseaux sociaux a fait très logiquement et brutalement exploser le phénomène, faisant par exemple émerger les Femen, dans la lignée du slogan récurrent : mon corps m’appartient (et j’en fais une arme politique). La photographe Bettina Rheims vient de faire le portrait des Femen, complétant un processus qui réalise une alliance inédite entre le monde politique et celui de l’art, qui ont tous deux besoins de l’espace public pour exister. On pourrait dire que tout ce qui a longtemps été caché, banni, condamné par les sociétés, a tendance à être rendu public, et, dans le même temps, à devenir autant de sujets appropriés à l’art. En effet l’art s’attache aux moments de mutations, de métamorphoses, de crises. Pour un individu anonyme, montrer sur internet sa vie privée revient à la faire reconnaître au sein de l’espace public, seule instance de légitimation de l’art et de la politique. D’où l’actualisation et l’amplification du slogan warhollien, prémonitoire : « à l’avenir, chacun peut désormais prétendre à son quart d’heure de célébrité ».


Quant à la seconde partie de la question, depuis que l’artiste n’est plus tributaire d’un commanditaire ou d’un mécène, la doxa fait croire en effet à ces « motivations profondes » de l’artiste. Elles préexisteraient à l’œuvre, laquelle serait le dépositaire d’un supposé fardeau psychologique personnel, logé dans ce plus « profond », dont l’œuvre débarrasserait son auteur. Ce qui tendrait à considérer une œuvre comme l’équivalent de la parole « libérée » sur le divan du psychanalyste. Le soi-disant artiste serait alors doté d’un égotisme superficiel qui se plairait dans une hypothétique intimité de son moi qui porterait le sujet de l’œuvre. Or ce qui s’exprime dans une œuvre n’est jamais ce « moi intérieur », à l’existence plus que douteuse mais auquel on nous fait croire, en tout cas en Occident. Souvenons-nous pourtant que Foucault a remplacé l’auteur par la « fonction- auteur » et que Lyotard nous a alertés du fait que l’artiste est quelqu’un qui a « peu de moi, peu de défenses, mais beaucoup de réserves de force disponible ». François Dagognet dénonce l’illusion de la « profondeur » d’un corps où logerait, bien caché, l’intime. Or c’est à la surface que tout se joue, dans un contact où dedans et dehors s’échangent et se confondent. Et le sens souvent mal compris de la phrase de Valéry, que « le plus profond, c’est la peau » est à chercher du côté de l’embryogénèse : Dagognet, philosophe et médecin, nous rappelle que la peau du corps humain est issue de la surface de la première cellule de l’embryon, laquelle au cours de son développement, produit à la fin une inversion du dedans et du dehors. D’où un vibrant éloge des surfaces par Dagognet, qui sait de quoi il parle.


À travers la fonction de « médium » de l’artiste, énoncée par Duchamp comme étant un élément neutre (comme une lamelle de platine dans une réaction chimique), une œuvre exprime quelque chose de général : l’autonomie du vivant, ses mutations par le biais de ses interfaces avec son environnement. Elle le fait en intensifiant le réel, à travers une forme où se jouent des rapports inédits entre des domaines jusque-là disjoints. Par exemple, Duchamp cherchera « des idées différentes pour aller ensemble », prises à différentes époques. Bien qu’ancrée dans les rapports intimes de l’artiste avec le monde qui l’entoure, il s’ensuit un décalage avec le présent, et une fonction prémonitoire. Le Nu d’Étant donnés de Duchamp, avec son sexe ambigu, anticipe la question actuelle des transgenres, qu’il a mise sans cesse en œuvre (pensons à La Joconde à moustache puis rasée). Louise Bourgeois, souriant comme La Joconde sur une photo par Mappelthorpe, tenant sous le bras sa sculpture Fillette en forme (ambiguë aussi) de sexe masculin surdimensionné ou de poupée, ne fait pas autre chose. Chacun d’eux nous met en présence du mythe platonicien du Banquet, où les sexes ne sont pas encore séparés. Chacun va plus loin, ils anticipent le va et vient entre les sexes biologiques, rendu possible aujourd’hui par la chirurgie et les traitements hormonaux. On voit dans ces exemples que « le corps artiste ne s’arrête ni au corps de l’artiste ni à aucun corps défini par son identité volumineuse » (Lyotard). Bien plus, pas à sa place dans le monde qui l’entoure, l’artiste, qui supprime les barrières avec son environnement, emporte avec lui une mémoire qui excède son temps de vie. Cela nous rappelle ce que nous sommes faits des mêmes particules que celles qui ont existé aux temps les plus anciens du cosmos. Et cela nous fait rêver. D’où notre rapport réellement intime avec les étoiles. Et, pour prendre un exemple célèbre, nous comprenons très bien le désir de Mondrian : réaliser des tableaux qui soient l’équivalent du rapport entre la ligne d’horizon de la mer et la multiplicité du ciel étoilé. Il ne fait que chercher à refaire ce geste immémorial : relier à nouveau la terre et le ciel. Et, ce faisant, il veut éliminer lui aussi, intraitable à ce sujet comme Duchamp, toute intériorité. Si profondeur il y a, elle est celle du temps. Le principal matériau de l’art a peut-être toujours été le temps.



* L’interview complète a été publié dans la revue Porto Arte. Porto Alegre : PPGAV-UFRGS, v. 22, n. 37, p.1-8, jul.-dez. 2017. e-ISSN 2179-8001. https://seer.ufrgs.br/PortoArte/article/view/80126 2 L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain. Sous la direction d’Éliane Chiron et d’Anais Lelièvre. Paris : Publications de la Sorbonne, 2012.



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