Yvonne Francassetti Brondino
Professeur des Universités - Milan
La domination de la technique, comme univers des moyens - aujourd’hui des nouvelles technologies - a atteint le niveau planétaire. La technique n’est pas faite pour les «Humanités», elle ne se pose pas la question du sens des choses ou des événements, ce n’est pas son affaire. La technique fonctionne; elle fonctionne et assure ainsi efficacité, rapidité, mobilité, donc profit[1]. Lorsqu’elle pénètre dans le monde de l’éducation, dans les années 80, c’est d’abord dans un but purement instrumental, comme support de l’enseignement traditionnel dont le livre et le cours magistral sont les piliers, au niveau des accessoires qui assurent la facilitation et la diversification de la diffusion des informations.
Avec le développement de l’information et la nécessité de traiter une quantité de plus en plus importante de données, l’informatique acquiert un rôle plus central: celui de mettre de l’ordre dans la masse des informations qui envahit les lieux de la connaissance. C’est encore un rôle instrumental: l’objet de la connaissance reste inchangé, n’est pas remis en cause. La technologie est encore un outil. Aujourd’hui, le développement des nouvelles technologies a atteint un tel degré, à. l’extérieur et à l’intérieur de l’espace éducationnel, qu’il est impossible de se limiter à les considérer comme moyen servant à ordonner les. cultures informelles provenant·des innombrables sources d’information. Ce qui nous intéresse ici c’est de comprendre si les logiques de fonctionnement des NTIC donnent lieu à une forme de pensée différente de celle que nous avons hérité de la connaissance à travers l’écriture. La technique n’est pas neutre : ce concept a été maintes fois rappelé... et l’utilisation des NTIC dans la pédagogie va bien au-delà du rôle instrumental. La pédagogie du livre nous a formés selon une articulation linéaire de la connaissance, selon une logique démonstrative, un raisonnement déductif, dans un contexte plutôt clos. Les médias mettent en action d’autres formes de connaissance : l’hypertexte fonctionne par immersion, dans un contexte ouvert par excellence, non pas par séquence mais en simultanéité, par raisonnement analogique, par contamination. C’est un peu comme le passage de la géométrie plane à la géométrie dans l’espace. Les mécanismes ne sont pas les mêmes. Il n’est plus possible de présenter le savoir comme un texte. Le savoir est un espace à n dimensions, un amalgame mobile, changeant, fluide. Il faut que nous affrontions aujourd’hui un ensemble de connaissances plurielles, en mouvement, extraverti par rapport aux savoirs classiques bien délimités par les disciplines, bien structurés en blocs autonomes par la tradition académique. Les contours des disciplines sont remis en cause et l’accent est mis sur les différentes formes de communication entre les disciplines. C’est un tournant difficile : il s’agit de passer du langage «monomédia» de l’écriture à son intégration avec les langages multimédia, des images, des sons, de la recherche linéaire à la recherche ramifiée associative, hypertextuelle.
Si la pédagogie est en crise, c’est bien parce que les dynamiques abstraites de la connaissance traditionnelles n’adhèrent plus à l’atmosphère culturelle actuelle, à la variété et la multiplicité des dynamiques de la connaissance que développent les médias à l’extérieur de l’école. Et le malaise scolaire se situe tout entier dans ce décollement: entre la transmission d’un savoir stable, rigide, destiné à construire l’édifice culturel solide et immobile sur lequel se baseront les futures activités des étudiants et au contraire l’exigence actuelle de rendre l’individu sensible à toute forme de transformation et capable de s’orienter dans le monde de la connaissance multiple, en réseau, sans un ordre prédéterminé[2].
Les media pensent en nous, ils nous structurent selon des mécanismes qui sont très différents de ceux qu’exercent la grammaire et la rationalité de l’écriture: les médias nous font penser à travers les réseaux, les connexions, les dynamiques du constructionnisme les formes particulières d’une connaissance par full immersion, par interaction. Il n’est pas un hasard qu’en épigraphe à un module multimédia de la part d’un groupe d’établissements scolaires, ait été placée cette citation d’Italo Calvino :
aujourd’hui, il est inconcevable qu’un tout ne soit pas un tout potentiel, conjectural, pluriel. Chacun de nous n’est qu’une combinaison d’expériences, d’informations, de lectures, d’imaginations. Chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, une panoplie de styles, où tout peut être continuellement remué et réordonné de mille façons possibles[3]
Le rôle des médias est déterminant dans cette nouvelle perception de soi : ils rendent possibles et donc légitime à l’intérieur de nous une vision multiple et ouverte de l’espace psychique de l’individu. Il n’est pas étonnant que nous assistions à une vertigineuse croissance des processus de symbolisation, de problématisation, de virtualisation, en somme à la fin de l’identité unidimensionnelle et à l’épanouissement de l’identité plurielle, de l’individu aux personnalités multiples. Les zones de la personnalité que les médias textuel sacrifiaient, sont aujourd’hui remis en lumière et exaltées par les médias fluides et réticulaires qui en sont le miroir et les reflètent à l’infini.
► Comment continuer à proposer aux nouvelles générations une formation sur le modèle linéaire de l’écriture classique ?
Bien sûr, il y a bien longtemps, dès la fin du siècle dernier que l’on parle de fragmentation de l’identité. Mais ce qui était le fait d’un original ou d’un hypersensible, est aujourd’hui un comportement culturel diffus qui a besoin d’être légitimé par une lecture philosophique. Les mendias ont mis en oeuvre des épistémologies différentes de celles du passé qui sont à l’origine du malaise et de l’incompréhension qui affectent les rapports avec le monde extérieur et les relations infrapersonnelles, et qui a grand besoin d’être explicité et pris en compte par les formateurs.
Nous revenons donc au rôle de la formation. Face aux nouvelles formes de connaissance qui sont développées à travers les mendias, la fonction de l’enseignant s’est profondément transformée : ses compétences ne sont plus pour ainsi dire «grammaticales». Les NTIC ne sont plus un simple outil, elles sont une ressource pour repenser le monde; l’enseignant doit les utiliser dans ce sens et repenser la formation sur la base de la portée innovatrice des langages multimédia.
► En quoi consiste cette nouvelle pédagogie ? Le préambule de la réforme scolaire proposée par le ministre de l’Education Nationale L. Berlinguer donnait en 97 les indications suivantes:
L’école est le seul lieu où les institutions des vrais savoirs sont présentées sous une forme ordonnée et relativement complète, contrairement aux informations plus ou moins occasionnelles et désordonnées fournies qui proviennent d’autres sources. Mais ce «désordre», caractéristique de la société de l’Information, agit comme le miroir générateur d’une constante révision des cadres institutionnels des connaissances. L’école ne peut assister passivement à ce phénomène. Il lui revient d’élaborer une structure culturelle à l’intérieur de laquelle la dimension disciplinaire et celle réticulaire (c’est à dire l’enseignement par matière et celui des savoirs transversaux et des connexions entre les différentes agrégations) constituent les pôles d’un terrain d’actions constructif, propositif et ouvert à la recherche.
Le rôle de la formation est donc celui de faire une synthèse, de promouvoir l’intégration des différents chemins de la connaissance. L’opposition, l’antagonisme entre la culture linéaire du livre et celle fluide des nouveaux mendias est exclue.
L’image du personnage de V. Hugo ds Notre Dame de Paris, qui, la main posée sur le premier livre imprimé grâce à l’invention de Gutenberg et le regard fixé vers l’imposante cathédrale, exprime li son désarroi en disant «Ceci tuera cela», a été reprise à propos de la révolution des médias et des formes de connaissance[4].
Le système culturel représenté par la construction de la cathédrale n’a pas succombé devant les nouvelles formes de production, tout comme le texte linéaire ne disparaîtra pas devant les productions multimédia, ils s’intégreront, ils forgeront une alliance. L’hypertexte est trop souvent perçu comme «un instrument» de «libération» du paradigme fermé typique du texte littéraire, comme une véritable arme capable de déconstruire la rigidité traditionnelle du texte et de donner libre cours au caractère fragmentaire et multiforme de la pensée post-modeme»[5]
En vérité, l’hypertexte est fortement construit, il ne s’agit pas d’une accumulation fortuite de fragments hétéroclites. Il existe des hypertextes construits sur le modèle des démonstrations de type déductif - qui prennent le lecteur par la main, comme le livre, et des hypertextes qui suivent des parcours fondés sur l’analogie, des flux plutôt que des raisonnements (comme a tenté de le faire la littérature du fragment).
Ce qui est dangereux c’est justement d’agir sur la potentialité des mendias en matière de connaissance avec les mêmes critères que ceux appliqués à l’écriture. Cela signifie ignorer la portée épistémologique des NTIC. L’informatique et la multimédialité, sur le terrain de l’éducation, agissent à plusieurs niveaux :
fonctions instrumentales de l’informatique : l’utilisation de procédures, le calcul et la représentation graphique, la récolte, l’organisation, !’interrogations des données, la simulation etc... toutes les opérations qui interviennent dans l’analyse de la réalité et le problem-solving.
anthropologique : avec la pluralité et la superposition des langages, la multimédialité crée une interaction entre les technologies et les changements sociaux et culturels
au niveau de l’élaboration intellectuelle, qui est de loin le plus révolutionnaire car le principe même de formation évolue: le centre de l’action formatrice se déplace de la logique même de la discipline à celle des épistémologies qui naissent de l’interaction avec les NTIC.
La discipline, n’est plus le seul dépositaire du savoir. Ses contours s’estompent et une réorganisation au niveau des contenus et des méthodes s’impose. L’accès au savoir a changé: on accède aux information par d’autres chemins, à travers les archives, les banques de données, les librairies virtuelles, à travers des parcours technologiques et conceptuels car la recherche n’est plus linéaire mais ramifiée, discontinue. L’objet même de la recherche subit une continuelle redéfinition et en présence d’un excès de données, la lecture est associative, hypertextuelle. C’est un exercice qui forme à l’utilisation et à la sélection des données ainsi qu’au développement d’une vision critique tout en faisant appel à l’intuition et la force de perception dans le treillis de la connaissance. C’est une révolution technique et culturelle à la fois: ce qui change, c’est la manière de lire, d’écrire, de penser. La valeur épistémologique est encore plus évidente si l’on prend en considération l’approche systématique et projectuel qui est propre à l’informatique et aux NTIC. prenons l’exemple du montage d’une expérience virtuelle à travers la «modélisation» d’un phénomène physique : il est indispensable de construire un projet et l’effort d’e conceptualisation est beaucoup plus intense sur le plan virtuel qu’en laboratoire. Les retombées sur la plan didactique sont énormes: l’objet même de l’expérience, ce n’est plus l’application d’un modèle, qui mène en général à confirmation (connue) une hypothèse. Il s’agit de découvrir le modèle lui-même et ses paramètres[6] Ce que vise la formation c’est la capacité de se mouvoir dans des contextes virtuels dont il faut comprendre les concepts et les mécanismes.
Cette capacité de créer le réseau sémantique d’un fragment du monde (recherche hypertextuelle) signifie: en définir les composantes, analyser les relations et les liens qui les unissent, décrire les processus: ce parcours a une énorme valeur épistémologique car cela signifie construire les catégories interprétatives de la réalité: la connaissance va moins en profondeur mais elle s’étend aux multiples concepts de complexité. Pensons à ce qu’est le «linkage» qui permet la construction de structures complexes. Comprendre, avec les NTIC, signifie reconnaître la· possibilité de linkage significatif sur le plan sémantique[7].
Et l’effet le plus révolutionnaire de l’hypertexte est bien là : dans le passage de l’organisation des informations par séquences à une organisation réticulaire. Attention, «ce passage signifie qu’il n’y a plus de distinction entre posséder une information et être capable de l’utiliser dans de multiples contextes : et dans la disparition de cette distinction réside la compréhension et le critère même de sa vérification[8]. Alors le rôle de l’enseignant est lui aussi bouleversé : ce n’est plus un rôle de transmission. Former, c’est intégrer des expériences de nature différente, c’est coordonner les activités, c’est suggérer des parcours, c’est les faire reconnaître, poser les problèmes à résoudre. En filigrane, dans cette analyse des nouvelles mouvances qui nous viennent du monde des mendias, on entrevoit clairement, le langage interculturel. Là aussi, il faut distinguer plusieurs niveaux, les mêmes que ceux que nous venons d’énoncer. Un niveau instrumental : la formidable possibilité donnée aux citoyens du monde de communiquer à distance et d’atteindre un horizon planétaire. Internet est un lieu où se joue une interaction dont la potentialité est extraordinaire...
Il faudrait parler des limites actuelles dues à l’inégalité du développement et donc de la diffusion des NTIC et des obstacles que les pouvoirs de la globalisation ne manqueront pas de mettre en oeuvre pour endiguer la vague de la diplomatie des citoyens... mais ce n’est pas là notre sujet, prenons seulement conscience qu’ils existent. Au niveau conceptuel, la perspective interculturelle est particulièrement favorisée par les NTIC. Au delà de l’amplification de la communication qui constitue le premier élément positif, la multimedialité est le miroir de l’interculturalité. Dans une étude sur l’interculturel, le philosophe marocain N. Affaya synthétise parfaitement la situation :
On vit dans un monde où le métissage culturel est devenu une réalité incontestable dans laquelle la personne se trouve obligée d’avoir plusieurs jeux d’outils conceptuels, être présent à plusieurs niveaux à la fois et disposer de multiples registres de connaissance (Shayegan, 1996: 49)[9].
Il est incontestable que les NTIC, dans ce domaine, dépassent largement leur fonction d’instrument de mémorisation et d’élaboration de données et se font médiatrices entre les hommes et les réalités, au niveau des mécanismes profonds, au niveau de l’épistémologie. Nous avons essayé de montrer que les NTIC, dans le monde de l’éducation sont une grande ressource épistémologique.
Il nous reste pour conclure, à exprimer un souhait: l’horizon planétaire a fait irruption notre vie quotidienne, il bouleverse nos certitudes, nous apporte des valeurs transculturelles. C’est la technique qui nous y conduit, mais la construction du sens reste à niveau personnel et social et ne nous exonère d’aucune responsabilité envers le futur.
Notes
[1] Cfr. U. GALIMBERTT, Psiche e Techne, Feltrinelli, Milano, 2002.
[2] Cfr R. MARAGLIANO, Manuele di didattica multirnediale, Laterza, Roma-Bari, 1994
[3] Cfr. I.CALVINO, Lezioni Americane, Garzanti, Milano, 1988
[4] Cfr. G. RONCAGLIA, Oltre la cultura del libro, ITER, Trecani, 2-98, p. 24
[5] Cfr. O. RONCAGLIA, op., p. 28
[6] Cfr.G.AUSIELLO, le technologie interrogano la scuola, in ITER, op. cit.
[7] Idem
[8] L. DAPPIANO, Le tecnologie interrogano la scuola, in ITER op. cit p. 61
[9] N. AFFA YA, L’interculturel ou le piège de l’identité, in «Revista CIDOB d’afers internacionals», n. 36- 1997, p. 155