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«Trialogue Francis FUKUYAMA/ Mohamed ZINELABIDINE/ Samuel P. HUNTINGTON», des idées à creuser

Gérard PELÉ

Professeur Emérite à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne


J’avais exprimé à propos de Samuel Huntington et de Francis Fukuyama que l’on a l’habitude, par paresse intellectuelle, d’opposer, tout à fait à tort à mon avis. Samuel Huntington et Francis Fukuyama ont tous deux soutenu les aventures belliqueuses de leur nation et, par conséquent, envisagé, chacun à sa manière, l’utopie d’une « paix universelle » à leur issue. Bien qu’ils ne soient pas de la même génération, ils ont publié les textes qui les ont fait connaître au-delà de leur cercle intellectuel « naturel » à peu près à la même date : 1989-1992 pour La Fin de l’histoire de Francis Fukuyama ; 1993-1997 pour Le Choc des civilisations de Samuel Huntington. Ce dernier tente l’hypothèse du passage de la « guerre froide » – caractérisée par une opposition idéologique – à un ensemble de conflits à caractère civilisationnel – donc des « guerres » qui opposent des nations ou des groupes caractérisés par leur religion et leur culture. Pour Francis Fukuyama, qui s’inspire en cela de Georg Hegel – plutôt que de Fernand Braudel qui avait publié une Grammaire des civilisations qui a certainement influencé Samuel Huntington –, l’histoire s’achèvera lorsqu’un consensus universel mettra une fin aux conflits idéologiques, ce consensus étant bien sûr celui qui s’imposera avec la « démocratie libérale ».


En premier lieu, ces auteurs font des lectures simplifiées et simplificatrices de leurs inspirateurs. En effet, le concept de civilisation de Fernand Braudel se définit par un espace, une aire culturelle à laquelle sont rattachés des « biens » matériels et immatériels ayant une cohérence entre eux, et le tout persistant dans la durée. Dans cette aire, on trouvera sans peine de l’idéologie, en tant que bien immatériel, dans toutes les civilisations, car elle est une partie de leurs structures. Par conséquent, c’est uniquement le fantasme d’une réelle fin de la « guerre froide » qui a conduit Samuel Huntington à ne plus prendre en compte la part d’idéologie dans les conflits qui, en effet, peuvent être perçus comme liés à des cultures ou à des religions… Comme si les cultures et les religions étaient dépourvues d’idéologie ! De la même manière, Francis Fukuyama s’est approprié Georg Hegel en oubliant que sa réflexion sur une « fin de l’histoire » est en réalité à penser en termes de finalité, et même de « finalité sans fin » comme le postulait Emmanuel Kant, et qu’elle a été en partie inspirée par l’histoire de l’art de Georg Hegel dans laquelle, effectivement, à l’issue de la période romantique, l’homme pourrait parvenir à une perfection spirituelle qui rendrait obsolètes les formes d’art antérieures… Laissant l’histoire se poursuivre dans sa forme spirituelle ! On pourrait admettre, au moins à titre d’expérience de pensée, avec Francis Fukuyama, que la démocratie libérale telle que conçue dans le régime capitaliste parvienne à un état d’équilibre acceptable par tous, mais certainement pas qu’elle serait, dans cette condition de perfection, libérée de toute idéologie car, comme civilisation, elle en aurait évidemment une… Cette idéologie étant même constitutive de la structure sans laquelle elle ne se serait pas développée.


En second lieu ils ne conçoivent les civilisations ou les idéologies que comme des objets et, par conséquent comme des entités qui ont une existence matérielle et temporelle bien délimitée ; ce qui est, là encore, une simplification grossière. Peut-on affirmer qu’une civilisation a disparu parce que les hommes qui l’ont édifiée et incarnée sont morts ? Que rien ne survit dans nos civilisations actuelles de celles qui ont marqué l’histoire, et même la préhistoire ? Que nos civilisations actuelles sont absolument closes sur elles-mêmes et ne connaissent aucune influence des autres qu’elles côtoient et avec lesquelles elles ont des échanges, même simplement commerciaux ? Rien qu’en se faisant cette réflexion, on sent bien ce qu’il y a d’artificiel et de réducteur dans l’approche « réifiante » de ces deux auteurs qui n’ont, visiblement, tenu aucun compte des travaux des anthropologues et des ethnologues.


En dernier lieu, il y a un point aveugle dans leurs deux thèses. En effet, Samuel Huntington qui affirme que « dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflit ne sera ni idéologique ni économique », et Francis Fukuyama feint d’ignorer que, dans la démocratie libérale, l’attribut de cette « démocratie » la rabat inévitablement sur une économie qui se définit elle-même par une concurrence autorisant tous les coups. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Michel Foucault avait inversé la thèse de Clausewitz en posant que « c’est la politique qui est la continuation de la guerre par d’autres moyens, et non l’inverse ». Et puisque l’une des dimensions de la politique est l’économie, nier qu’elle puisse être une source de conflits ou considérer que l’économie dite « libérale » ne serait en aucun cas susceptible de provoquer des conflits, c’est s’aveugler sur la réalité de la condition humaine et celle de l’état de la planète que l’homme s’ingénie à rendre peu à peu « inhabitable ». Le « petit mâle blanc libéral » est leur modèle, et la finalité du monde, selon eux, est sa reproduction à l’identique.

À partir de cette réflexion, et si l’on admet qu’il y a de « l’impensé », autrement dit quelque chose qui ne peut être conçu par l’intellect, il reste à savoir ce que pourrait être ce « quelque chose » que l’on pourrait évoquer sans en dire ou en rien formuler qui se puisse communiquer. Mohamed Zinelabidine propose, à titre d’hypothèse, qu’il serait, en quelque sorte, contenu dans la culture, les lettres et les arts, ou, à tout le moins, qu’il lui serait rattaché ; auquel cas on retrouverait un schéma qui avait été imaginé par Platon, puis repris par les scolastiques de la période médiévale. Le nom de ce « quelque chose » était alors « Beauté » et elle procédait du divin, d’où la majuscule. Tout ce qui était « beau » l’était par participation à la « Beauté » et non par une conformation intrinsèque. Tout au plus, les « choses » qui nous paraissaient dotées de cette qualité pouvaient-elles présenter de bonnes dispositions à la participation, et les présenter « opportunément ». Il va de soi que, dans cette philosophie, l’homme qui participe lui-même de la divinité, serait capable de reconnaître cette qualité dans les choses, et qu’il serait seul à pouvoir le faire, que ce soit par le mécanisme de la réminiscence platonicienne ou par d’autres processus. La question qui a été posée par la notion de « la fin de l’homme » est la possibilité que ses machines acquièrent elles aussi cette faculté, notamment dans le développement de la cybernétique et des biotechnologies. Les technophiles et les transhumanistes rompus à la sophistique auront beau jeu de faire remarcher que nos machines procèdent de nous-mêmes qui procédons du divin et, par conséquent, que nous leur transférons cette aptitude.


Il y aurait une autre manière de concevoir « l’impensé du présent », comme tout ce que les pouvoirs dissimulent afin de perpétuer leur domination. Il s’agit en particulier, pour Mohamed Zinelabidine, de la barbarie, de l’extrémisme, de l’obscurantisme. Or, on pourrait lui opposer que rien de cela n’est vraiment occulté et, qu’au contraire, ces crimes sont « étalés » chaque jour et abondamment dans les médias qui, à défaut d’en avoir suffisante provision, passent en boucle ceux que l’actualité leur propose. Or, ce qui se passe en réalité, c’est quelque chose d’encore plus fort que la catharsis qui avait pour fonction de « purger » les passions mauvaises par le spectacle de crimes plus ou moins fictifs. Il y a bien spectacle, mais ce qui est donné à voir et à entendre est directement en prise avec la réalité, et même s’il existerait encore théoriquement une possibilité que ce spectacle nous fasse assez horreur pour au moins nous détourner d’en devenir les acteurs directs, leur nombre et leur répétition saturent nos facultés d’empathie jusqu’à les anesthésier complètement, ce qui aboutit à nous en faire les complices par indifférence. On a reproché à Anna Arendt d’avoir, en quelque sorte, « excusé » les crimes nazis avec la notion de « banalité du mal ». Mais le fait d’expliquer un mécanisme ne justifie en rien ce qui en résulte et, dans le cas de la « société du spectacle », il y a bien, dans la passivité des spectateurs, une « banalisation du mal ».


Clément Rosset, dans Le principe de cruauté, donne une interprétation possible à notre amnésie volontaire au regard de ce qui pourrait perturber nos vies : « le goût de la certitude est souvent associé à un goût de la servitude » par « l’espoir du gain d’un peu de certitude obtenu en échange d’un aveu de soumission à l’égard de celui qui déclare se porter garant de la vérité (sans pour autant, il va de soi, en rien révéler) ». Non seulement il nous est pénible de vivre dans l’incertitude, dans l’impossibilité de concevoir certains « miracles », celui de la création artistique par exemple, mais la réalité est cruelle, tragique, et elle nous perturbe tout autant que ces mystères. Il est donc nécessaire, à défaut de pouvoir remédier à la persistance des mystères, de nous soulager de la réalité, et cela s’obtient aisément par le moyen de sa mise en spectacle, qui en neutralise d’autant plus efficacement le poison que ses projections sont étroitement tissées avec d’authentiques fictions, de la publicité, des divertissements, les tribunes, des interviews de personnalités… Et dans un flux continu qui met tout sur le même plan, encourageant notre déni de la réalité.


Il y aurait donc deux « impensés » : celui que nous ne pouvons pas exprimer, et celui que nous ne voulons pas exprimer. Le premier peut seulement s’éprouver, dans l’expérience artistique par exemple, et éventuellement se partager dans une sorte de communion si cette expérience est collective. Le second est en permanence « partagé » dans la communication médiatique, mais pour une collectivité « séparée », chacun devant son écran, chacun séparé, en fin de compte, de lui-même, forcé à la schizophrénie. L’impensé du réel, l’impensé médiatisé, nous occupe, nous colonise, fait obstacle à la rêverie poétique de l’impensé ontologique de la culture et des arts, entrave son partage.


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