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Réflexions sur le Think tank « La Culture pour Repenser le Monde »

Gérard PELÉ Professeur Émérite Université Paris I- Panthéon Sorbonne


L’argumentaire pour un « Think Tank » (ICESCO International) sous-titrée « La culture pour repenser le monde » proposé par Mohamed ZINELABIDINE a attiré mon attention et m’a inspiré les réflexions notées infra, suivant l’ordre des différents points de son exposé.

Le constat des antinomies relève de la dialectique, autrement dit d’une méthode de raisonnement intellectuel qui est un héritage de philosophies anciennes, méthode qui a été amorcée dans l’Antiquité grecque et a été consolidée au dix-neuvième siècle avec, notamment, Hegel. En principe, une synthèse est suggérée à l’issue de l’exposé de la thèse et de l’antithèse, visant à trouver une voie de conciliation entre les antinomies. C’est aussi ce qui résulte habituellement d’un processus de négociation, mais il faut bien être conscient que ces compromis qui ménagent les intérêts et les susceptibilités des parties en confrontation ne sont bien souvent que le « plus petit commun dénominateur » de leurs intentions de départ. Aussi, il n’est pas rare que personne ne soit vraiment satisfait dudit compromis ; de même qu’une moyenne entre des valeurs qui peuvent être très éloignées, de n’importe quel phénomène, dissimule cet écart. Or, pour cette même raison, les frustrations qui expriment ces antinomies ne se trouvent jamais vraiment résolues, ni réduites. Et il est exact que depuis de nombreuses années un courant hostile aux musulmans existe, notamment dans la zone européenne depuis la décolonisation. De plus, il se trouve que certains de ces pays ont été affectés par des attentats « terroristes » revendiqués par des individus ou des groupes d’individus se réclamant de l’Islam, apportant ainsi un argument à ceux qui font « profession » d’entretenir une certaine confusion entre ce qui relève de la religion – plus largement, de la culture – et ce qui tient à son instrumentalisation. Enfin, ces événements ont incité, entre autres causes, à la surenchère législative de plusieurs gouvernements, par exemple des lois qui, sous couvert de lutter contre « tous » les séparatistes, stigmatisent en fait les musulmans – ce dont personne n’est dupe. N’oublions jamais qu’en réalité la plupart des pouvoirs trouvent avantageux de désigner un ennemi pour détourner l’attention de leurs administrés d’autres problèmes qui les concernent pourtant bien plus dans leurs vies quotidiennes… À certaines époques, et ce depuis au moins le Moyen-Âge, les juifs en firent les frais, sans compter les guerres de religion entre chrétiens, et bien sûr les croisades contre les « infidèles » musulmans en « terre sainte ». Il semble donc qu’il y ait quelque chose d’irréductible qui justifie, en effet, que l’ICESCO se donne pour mission d’éclairer par les réflexions croisées de ses membres et d’études savantes, en fournissant également des plateformes et des supports au moyen desquels ces réflexions peuvent être exposées et diffusées. En ce qui concerne les investissements des pays musulmans « riches », il faut admettre qu’il y a un assez large consensus et que les critiques proviennent surtout des « nationalistes » ou des « droits-de-l’hommistes » – comme il est convenu de les nommer. Mais la plupart des gouvernements occidentaux ont toujours fermé les yeux sur les atteintes aux « droits de l’homme » à partir du moment où des intérêts économiques ou stratégiques étaient en jeu. Et puis, lorsque des actions sont menées contre des groupes islamistes intégristes, c’est le plus souvent que des intérêts économiques sont en jeu. Peu importent les contradictions, les erreurs et les dégâts collatéraux, c’est la « real politique ». Une question subsiste néanmoins une fois que l’on a correctement séparé ce qui appartient à la culture, aux traditions et aux pratiques religieuses, et ce qui relève d’une implication de ces principes dans le gouvernement des états, dont on peut alors qualifier les régimes de « théocraties ». Par ailleurs, il se trouve que certains états ont officiellement déclaré une stricte séparation des affaires « temporelles » et des affaires « spirituelles ». Cette séparation, cependant n’est jamais parfaite, car il est évident que la culture judéo-chrétienne irrigue encore largement les régimes occidentaux, et que c’est même une dominante dans certains d’entre eux. Il est évident que tous les extrémismes – aussi bien juifs que chrétiens avec les évangélistes, pentecôtistes et autres illuminés sectaires – jettent sur les religions une sorte de discrédit. Encore une fois, il n’y a que l’éducation qui peut combattre ces amalgames. Mais, en effet, nous sommes tous éduqués dans un certain contexte, porteur de valeurs, de traditions, imprégné de religions et d’idéologies, qui sont constitutifs de notre histoire et qui sont, de ce fait, notre héritage, qui établissent un patrimoine dont nous sommes dépositaires et que nous nous sentons en charge de transmettre. Personnellement, je considère que, autant il importe d’apprendre comment d’autres civilisations se sont constituées, leurs valeurs, leurs traditions, leurs cultures, autant il est peu souhaitable que tout se résolve, et se dissolve, dans une globalisation, dans une mondialisation assimilatrice qui abolirait toute différence – que Derrida nommait « différance » et qui est l’objet de nombreuses études ethnologiques dans la tradition de Claude Lévi-Strauss, c’est-à-dire néanmoins d’une certaine volonté structurale. Acceptons et, pourquoi pas, cultivons ces différences, car elles nous enrichissent, étant même peut-être une condition de notre vitalité. Ce sont les véritables moteurs des progrès de l’humanité, y compris au niveau le plus élémentaire de la « variation » à la base de toute évolution, au sens darwinien de ce terme. Le « choc des civilisations », tel que présenté par Samuel Huttington, repose sur le constat que le monde est divisé en civilisations depuis des temps historiques, qu’il y a un équilibre instable entre elles à chaque époque, que de grands « ordres » s’imposent temporairement (la « guerre froide » par exemple), et que des conflits surgissent régulièrement. Ce qui alimente ces conflits, c’est que nous savons que les civilisations sont « mortelles », qu’elles peuvent apparaître dans un processus de mutation, ou disparaître, tout comme des « espèces » (à nouveau, au sens darwinien du terme) qui sont privées des ressources permettant leur reproduction. Dans ce contexte, l’assimilation entre « arabe » et « islam » ou « musulman » n’est que le résultat d’une manipulation idéologique, sachant que, s’il a été assez facile pour la civilisation européenne, du seizième siècle jusqu’au début du vingtième siècle, de coloniser, de dominer, d’asservir, et de presque exterminer des populations entières en Afrique subsaharienne, en Asie et aux Amériques, la civilisation islamique, arabo-musulmane a toujours résisté à ses attaques, étant même le centre spirituel de la pensée et des sciences pendant une période étendue, au moins depuis Aristote jusqu’à Léonard de Vinci. La question de savoir si le monde de l’islam est capable d’intégrer les valeurs de la modernité ne se pose pas, à mon sens, dans la mesure où l’islam est déjà postmoderne, c’est-à-dire dans une phase de son développement qui précède toujours la modernité selon Jean-François Lyotard. La vraie question serait plutôt : quelles sont les valeurs de la modernité que notre humanité souhaite conserver et développer, et quelles sont celles qui seraient à rejeter avec la plus grande fermeté pour la raison qu’elles la conduisent à sa destruction ? Pour finir, je ne sais pas si la culture peut repenser le monde, comme si c’était un domaine séparé du monde. Dans mon esprit, de tendance matérialiste, culture et monde sont indissociables. De plus, je soupçonne qu’il n’y a malheureusement qu’une seule mondialisation possible : celle de la négation des identités et des individus. Que ce soit dans une version communiste, capitaliste, théocratique, etc., c’est toujours un totalitarisme. Je ne suis pas non plus dans « l’esprit du temps » inclusif : comme je le dis plus haut, l’inclusion abolit les différences, les arase, les réduit à une sorte de bouillie de laquelle plus rien ne peut faire saillance, où le génie est ramené à une pure mécanique, à de l’ingénierie, à de la robotisation. Le dissensus n’est certes pas inclusif, mais il n’est pas non plus obligatoirement une source de conflit : c’est ce que Gilbert Simondon déduit des principes de la thermodynamique, à savoir que la néguentropie, autrement dit la vie, naît et s’entretient dans un équilibre « métastable » de forces antagonistes – antinomiques pour reprendre le terme du début de l’argumentaire. Si, par conséquent, je ne suis pas certain que la culture puisse repenser le monde comme instance séparée et quasi métaphysique, idéelle, je puis admettre que ce qui la constitue au sein du monde, et en particulier les pratiques artistiques, peut avoir une performativité et, en fin de compte, un certain pouvoir de transformation – empowerment en anglais, parfois traduit par « capacitation ».


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